Un saisissant prologue dans le camp de concentration de Chelmno, en 1942. Le jeune Saul Laski lutte pour survivre. Puis, sans transition, nous nous rendons à Charleston, Caroline du Sud, le 12 décembre 1980. Trois petits vieux se réunissent pour prendre le thé. Rien de plus innocent, en apparence… Mais les trois convives se livrent à un étrange petit jeu, et comptent les points : un pour chaque mort. Et parmi les victimes, un certain John Lennon… Ces vieillards ne sont en effet pas comme les autres : ils ont le Talent, qui leur permet de manipuler les êtres humains pour leur faire accomplir leurs quatre volontés. Et celles-ci se résument souvent à cette ultime réalité : le meurtre. Pour eux : le Festin, qui entretient leur force et leur permet de « rajeunir ». Ce sont des vampires, à leur manière ; mais pas de vulgaires suceurs de sang encombrés des oripeaux gothiques, ni même « rationalisés » (à l’instar de ce que Simmons fera un peu plus tard dans Les Fils des ténèbres) : ce sont des vampires psychiques…
Ainsi débute L’Echiquier du mal, à n’en pas douter un des plus fameux romans de Dan Simmons avec le très différent Hypérion. Un roman-fleuve, et un monument de terreur. Et, ce qui nous intéresse ici, une relecture inventive et fascinante du mythe du vampire. Les allusions ne manquent pas, qui émaillent l’ensemble du roman. Un exemple sélectionné dans les premières pages :
« De toutes les terreurs que s’est infligées l’humanité, de tous les monstres pathétiques qu’elle s’est inventés, seul le mythe du vampire conserve encore quelques vestiges de dignité. Tout comme les humains dont il se nourrit, le vampire obéit aux sombres pulsions qui lui sont propres. Mais contrairement à ses ridicules proies humaines, le vampire utilise des moyens sordides pour parvenir à la seule fin qui puisse justifier de tels actes : son but est tout simplement l’immortalité. Quelle noblesse. Et quelle tristesse. »
En bon thriller paranoïaque, L’Echiquier du mal mêle ce canevas de théorie du complot. Derrière les puissants de ce monde se dressent les vampires psychiques, qui tirent les ficelles de leurs marionnettes humaines. On les trouve aux côtés du Führer dans l’Allemagne nazie. On les retrouve à Dallas le jour de la mort de John Fitzgerald Kennedy. On les croise enfin sur les scènes de meurtre les plus improbables, celles qui défient en apparence la logique. Ainsi le massacre sur lequel la réunion de Charleston débouche. Un vrai casse-tête pour le shérif Bobby Joe Gentry, et pour la jeune Noire Natalie Preston, dont le père figure parmi les victimes. Seule une explication, aussi improbable soit-elle, peut éclairer le drame ; et c’est le psychiatre Saul Laski qui la leur fournit : Laski est conscient de l’existence de ces vampires psychiques depuis ses cruelles années à Chelmno et Sobibor. C’est là-bas, dans l’enfer des camps d’extermination, qu’il a rencontré l’Oberst, ainsi qu’il désigne encore après toutes ces années son cruel bourreau. Terrible flashback : dans la nuit polonaise, une partie d’échecs où les pions sont des êtres humains, où chaque prise signifie la mort ; puis une chasse à l’homme où les dés sont pipés… Saul Laski traque l’Oberst, désormais William Borden, depuis toutes ces années. Et Gentry et Natalie de se joindre à lui pour faire la lumière sur les meurtres les plus obscurs, et obtenir enfin justice… quitte à se transformer à leur tour en meurtriers.
Mais les vampires psychiques ne se limitent pas au trio de Charleston. On en croise vite d’autres, à Beverly Hills — le producteur Tony Harrod, détestable personnage qui est une des plus belles réussites du roman — ou au FBI. Et la vérité se fait bientôt jour : tous, ou presque, ne sont que des pions dans une gigantesque partie d’échecs à grande échelle. Et le sort du monde entier pourrait bien reposer dans les mains du vainqueur…
L’Echiquier du mal est assurément un chef-d’œuvre du genre. L’argument promotionnel nous dit que Stephen King, à la lecture de ce roman, a salué en Dan Simmons son rival le plus redoutable. Et on le concèdera volontiers… Rares sont les œuvres horrifiques à dégager une telle puissance narrative, doublée d’un déconcertant sentiment de malaise, provenant de l’arrière-plan de la Shoah — encore imprégné de tabou — et de l’atmosphère générale de théorie du complot.
Il serait cependant dommage de s’arrêter sur cette impression, ou d’être rebuté par la longueur, que d’aucuns jugeront sans doute excessive — mais peut-on véritablement y enlever quoi que ce soit ? —, de cette fresque. L’Echiquier du mal se révèle en effet être un page turner d’une efficacité sidérante, et c’est sans effort ou presque que l’on se laisse guider par l’auteur, sûr de son art, tout au long de ce roman-fleuve (en « intégrale » chez « Lunes d’encre », scindé en deux tomes chez Folio « SF ») à la trame complexe. La plume de l’auteur, magnifiquement servie par la traduction de Jean-Daniel Brèque, est d’une justesse constante, et le roman accumule morceaux de bravoure et scènes d’anthologie, palpitantes scènes d’action et séquences cauchemardesques, éclats de suspense et introspection bouleversante. Et l’on se passionne aisément pour l’entreprise folle de ces éternelles victimes que sont Saul et Natalie, et pour les manœuvres obscures et cyniques de leurs puissants adversaires.
N’en jetez plus : L’Echiquier du mal est un chef-d’œuvre de terreur, une lecture incontournable pour les amateurs du genre. Et pour les autres aussi, tant qu’on y est.