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Les critiques de Bifrost

L'Écorcheur

Neal ASHER
FLEUVE NOIR
21,00 €

Critique parue en juillet 2005 dans Bifrost n° 39

Avec la nouvelle publiée dans Bifrost n° 38 et la parution en « Rendez-vous Ailleurs » de L'Ecorcheur, Neal Asher fait une entrée remarquée (et remarquable, même, soyons fous) dans l'imaginaire hexagonal. Auteur anglais dont les thèmes rappellent par bien des aspects les trouvailles d'un certain Iain Banks, Asher est l'héritier direct de cette « nouvelle S-F anglaise » dont l'inspiration penche autant du côté des classiques que vers la parodie la plus délirante. De fait, l'univers de Neal Asher est certes purement science-fictif, mais suffisamment déjanté et incorrect pour emballer les lecteurs les plus sceptiques.

Vrai roman d'aventures pour les gamins que nous ne sommes plus, planet opera aussi ridicule que jouissif, L'Ecorcheur n'est assurément pas l'œuvre d'un styliste patenté. De fait, les qualités strictement littéraires du livre oscillent entre mauvais et médiocre, douloureux constat que ne corrige pas (mais alors, pas du tout !) la traduction française. Dès lors, on pourrait se débarrasser de la chose d'un haussement d'épaule, mais ce serait atteindre gravement à l'enfant qui sommeille (cherchez bien) en nous. Car oui, définitivement oui, L'Ecorcheur est un roman tout bêtement excellent, bien mené, drôle, original et inventif, même si son scénario est aussi abracadabrant que prévisible.

Emballé par une lecture presque schizophrène, on y suit page après page une histoire débridée et loufoque, sans jamais savoir précisément dans quel état d'esprit l'a conçue l'auteur. En attendant, ce serait faire preuve de malhonnêteté intellectuelle que de bouder L'Ecorcheur, tant sa lecture fait plaisir. Débrouillons-nous avec ça.

Entièrement située sur la planète Spatterjay (également titre de la nouvelle parue dans Bifrost 38), l'intrigue fait la part belle aux locaux, humains modifiés par un virus fibreux endémique de ce monde océan (seuls quelques îlots émergent de ci de là). La très grande originalité du roman réside cependant dans la faune de Spatterjay, abondamment décrite en tête des chapitres : poissons généreusement pourvus en dents, saletés visqueuses et voraces, mollusques semi-rigides capables d'arracher une main en moins d'une seconde, crustacés variés et variables, parfaitement contents à l'idée de bouffer tout ce qui passe à leur portée, sangsues à la dentition rotative vertigineuse, rien ne manque à un bestiaire aussi monstrueux qu'agressif…

Mais cette liste ne serait pas complète sans LA star du livre, le virus lui-même, jolie petite chose dont la particularité est de pousser le parasitisme à un degré pour le moins inédit : intégré au métabolisme humain, remplaçant peu à peu la quasi-totalité du sang (par de curieuses fibres aussi pratiques que peu crédibles), il protège son hôte au point de le rendre quasiment immortel. Longévité exceptionnelle (jusqu'à plusieurs siècles, tout de même), cicatrisation quasi systématique (un bras arraché ? pas grave), le corps des Hoopers (du nom de Jay « Hoop » Spatter lui-même, contrebandier sans scrupule qui a donné son nom à la planète) est une source d'émerveillement permanent. Mais si le virus rend son hôte littéralement indestructible (noter au passage l'hilarante scène de catch entre hoopers, où les lutteurs s'éventrent joyeusement sans la moindre gène, l'ensemble donnant lieu à des paris déjantés, du type « 50 crédits pour une éviscération »…), il est toutefois nécessaire de le contenir (avec de la nourriture strictement humaine, c'est-à-dire non infectée) pour bénéficier de ses avantages et éviter de légers désagréments. Comme perdre toute humanité et se transformer en monstre abruti et sanguinaire, par exemple. En d'autre terme, devenir l'Ecorcheur…

Ce cadre idyllique posé, Asher passe aux personnages, à savoir trois visiteurs différents dans leurs motifs comme dans leur connaissance de Spatterjay. Une femme ethnologue qui recherche un Capitaine (les capitaines des bateaux de pêche sont la figure Melvillienne patriarcale et dominante du roman) avec lequel elle s'est liée lors d'un premier voyage sur la planète (voir Bifrost n°38… on le saura !), un flic mort (mais ressuscité via un système mi-organique, mi-robotique) depuis 700 ans à la poursuite d'une bande d'assassins sanguinaires, ainsi qu'un touriste humain en liaison permanente avec un Esprit de Ruche (explications : deuxième espèce intelligente terrestre, les frelons ont essaimé sur plusieurs mondes et développé leur intelligence collective dont chaque élément est ce charmant insecte que nous aimons tant). Vous suivez ? Rassemblés par Neal Asher, ces trois personnages mènent leur propre quête en commun, mais vont découvrir de surprenantes vérités sur Spatterjay (tout en révélant leurs motifs réels, comme le lecteur s'en doute). L'ensemble sous la bienveillante mainmise du Gardien (référence explicite aux tout-puissants Mentaux de Banks) et de ses drones facétieux (Douglas Adams n'est pas loin, et l'on pense évidemment à Marvin, célèbre androïde dépressif s'il en est). Car si Spatterjay est encore une planète sauvage, elle intéresse pourtant la grande confédération humaine et ses mille mondes. Mais pas qu'elle…

Plutôt embrouillée, l'intrigue se clarifie jusqu'à la transparence la plus totale au cours du roman. Asher ne révolutionne absolument rien, mais se fait évidemment plaisir, un plaisir communicatif au plus haut degré. Au final, L'Ecorcheur est un divertissement exceptionnel par son inventivité et son rythme. Divertissement quand même, certes, mais qui songerait à s'en plaindre quand les productions S-F manquent singulièrement d'humour ? Sans atteindre la puissance littéraire d'un Harrison ou l'envergure d'un Banks, Asher se glisse entre les deux, donne des coups de coudes et finit par s'allumer une clope au soleil. Qu'on lui donne du feu et tout saute — pour peu que la poudre soit livrée dans une traduction correcte…

Patrick IMBERT

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