Le Héros de fantasy a la peau dure. Ça ne veut pas mourir, un Héros. On le jette du haut d'une falaise, on le met au feu, aux fers, au fond d'une salle de torture ou sur une arène, on lui fait subir les pires tourments, il revient toujours. Au fond du trou de médiocrité où le genre croupit, on voit parfois cette chose étrange, à la fois lourde et légère, calibrée comme une intervention présidentielle : un best-seller bluffant. Ce type de best-seller exacerbe et multiplie la figure du Héros. Le Héros est une hydre comme le best-seller est polyphonique : il fait illusion, il distrait, rassure et console les lecteurs, avec la courtoisie tranquille et lisse d'un majordome.
Alambiquée, pleine de gros plans et de roulements de tambour, l'histoire est difficile à résumer, parce qu'au bout du premier volume on a toujours du mal a en saisir les tenants et les aboutissants. Adua, capitale de l'Union : on y complote, on y torture et on y assassine à tour de bras. Plusieurs factions luttent pour le pouvoir, sur fond de troubles géopolitiques majeurs. L'Union est menacée au Nord par le barbare Bethod et au Sud par l'empire du Ghurkul. L'intrigue se complique d'une prophétie qui annonce le retour d'un personnage légendaire à la fin des temps. Au cœur du dispositif narratif, il y a un mythe et un peu de magie. Deux frères ont créé le monde connu. L'aîné, Kanedias, est devenu fou et a tué son cadet, Juvens. Bayaz est le nom du personnage légendaire dont on attend le retour ; c'est l'un des douze mages disciples de Juvens, il a vengé son maître. Dans cette compagnie d'apôtres du surnaturel, certains se sont rangés du côté obscur. La volonté de puissance les a dévorés. Pour alimenter cette faim insatiable, à leur tour ils dévorent l'esprit des gens ; c'est pourquoi on les nomme Dévoreurs. Menés par un inquiétant prophète, ils menacent d'asservir les peuples libres.
Quelque éons plus tard, Bayaz joue toujours les filles de l'air et l'on fait connaissance avec les vrais protagonistes de l'histoire. Toute une théorie de personnages évolue dans le microcosme imaginé par l'auteur, comme des personnages de Tolkien ou de David Eddings, mais sans les phrases, juste avec les images. The Rock serait parfait dans le rôle du barbare ; la musique est signée Basil Poledouris. Il y a donc une brute, un bretteur fat, un inquisiteur boiteux, une sauvageonne, et un bon gros moine. Chaque personnage est une face du Héros ; une tête de l'hydre. Certaines têtes sont sympathiques (Logen, la brute, perpétuellement étonné de survivre à ses aventures), d'autres non (Glotka, l'inquisiteur). Bayaz finit donc par convoquer tout ce beau monde, car il ne supporte pas la menace des Dévoreurs et il a besoin du Héros pour contrecarrer leurs desseins. Ce devait être la révolution à Adua. Un mage légendaire vient de réapparaître là où il avait disparu ; il a vieilli, mais il est toujours aussi bavard, aussi chafouin ; sitôt revenu, il commence d'ailleurs à déplacer ses pions. Mais bizarrement, personne ne le croit ni ne reconnaît en lui la figure mythique à qui on a élevé une statue. Qu'importe. Il emmène ses sbires dans la Demeure du Créateur, tour sombre qu'on visite de fond en comble. Au sommet les attendent des souvenirs, et peut-être la clé qui permettra de résoudre l'énigme posée par le roman. Il est beaucoup question d'énigmes personnelles, de mémoire, de psychologie, de passé qui ne passe pas. Tous les personnages ont un lien entre eux, des morts et des souvenirs qu'ils n'arrivent pas à digérer, des têtes pleines de pensées en italique. L'introspection est un pli à la mode dans la Big Commercial Fantasy (voir Terry Goodkind pour l'exemple). Elle aime parfois jouir, selon des formes convenues, de la souffrance physique et morale que complaisamment elle expose. Derrière cette jouissance, on trouve un ressort habituel du genre : le Héros doit survivre à tout prix. « Encore en vie ! » Telle est la litanie du sauvage Logen. Pourquoi survivre ? On ne sait. A-t-on seulement survécu ? Quand Bayaz se met à parler dans la Demeure du Créateur, c'est pour faire comprendre qu'une part de lui est bien morte. « Quittons cet endroit qui ressemble à un tombeau. C'en est un, d'ailleurs. Nous allons le sceller une nouvelle fois, en y enfermant tous les vieux souvenirs. Tout cela fait partie du passé. » Mais les graines du passé contiennent les fruits du présent. Quel est le fin mot de l'histoire ? Pourquoi le Héros a-t-il été convoqué réellement ? Entre deux citations de Homère et de Brodsky sur la violence et le mal, Abercrombie préserve le suspense.
L'Eloquence de l'épée est un roman écrit pour ceux qui vont au cinéma : du montage et des images avant tout. Ce n'est pas un mauvais livre en tant que tel, c'est même plutôt bien foutu : l'auteur parvient à rendre ses protagonistes attachants, et le récit de leurs (més)aventures n'est ni pire ni meilleur qu'un autre. Mais si l'écriture est cette matière qui résiste, qui s'oppose un peu au déroulement linéaire de l'intrigue et à la banalité des regards qu'on peut porter sur le genre, le programme idéal d'un tel livre est de faire en sorte qu'elle disparaisse et qu'on l'oublie. Ecrire, ici, c'est imposer une certaine lumière : l'exclusivité du récit et l'élagage de tout ce qui pourrait permettre au lecteur de perdre son temps dans ces lieux de perdition, les phrases, où il ne se passe rien — sinon l'essentiel. On lit donc à chaque page des choses comme : « Toutes ces choses qu'il avait rejetées, en les considérant comme des inepties ou des fables de bonne femme, se transformaient en réalité sous ses yeux. Le monde devenait soudain un endroit différent de celui qu'il avait connu la veille, un endroit étrange, déstabilisant. Il en préférait de loin la version précédente. »
La permanence du cliché est nécessaire : c'est l'étiquette qui identifie situations et caractères, comme des produits. Elle explique tout, désigne tout, conformément à ce qu'attend le lecteur-consommateur. Détendu, rassuré, il peut tourner les pages. Les points d'exclamation, les retours à la ligne, l'usage des capitales ou des italiques sont les équivalents des zooms, des ralentis, des voix off, des violons. L'écriture n'existe jamais par elle-même : elle ne croit qu'en sa valeur d'image, mais elle y croit totalement. Ainsi rejoint-elle la pensée magique.