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Les critiques de Bifrost

L'Elvissée

L'Elvissée

Jack WOMACK
DENOËL
368pp - 7,75 €

Bifrost n° 69

Critique parue en janvier 2013 dans Bifrost n° 69

Nous sommes en 2003, mais dans un univers parallèle au nôtre, où la toute-puissante multinationale Dryco étend son pouvoir sur un monde bien déglingué, ravagé par la montée des océans (au point qu’il a fallu rebâtir une « nouvelle New York » pour garder les pieds au sec) et celle, concomitante, des sectes dont une, gratinée, l’Eglise d’Elvis, qui n’attend rien moins que le retour du Messie de Memphis (d’où le titre, L’Elvissée, croisement explicite d’Elvis et de l’Odyssée).

Jack Womack s’était déjà fait remarquer avec Terraplane, premier tome de sa saga uchronique délirante, où le personnage pivot était là aussi un musicien, en l’occurrence Robert Johnson, bluesman des années trente connu entre autres pour son « Terraplane Blues ». Rappelons que dans cette chanson, la Terraplane (un modèle fabriqué par Hudson entre 1932 et 1938), devient une métaphore du sexe : la Terraplane, rétive au démarrage de l’auteur, convoque l’idée de sa petite amie qui se laisserait monter par un autre homme, et les divers problèmes mécaniques y prennent des connotations sexuelles. (Thématique qui n’est pas tombée dans l’oreille d’un sourd, puisque le titre devait inspirer quantité de chanteurs et de groupes dont, last but not least, Led Zep avec leur « Trampled Under Foot ».)

Dans ce deuxième tome de sa saga, Dryco, pareille à la Rome antique face aux premiers chrétiens, sent son pouvoir menacé par le succès grandissant des disciples d’Elvis. Elle décide donc de recourir aux grands moyens pour rectifier le tir et dévier le cours de l’histoire : elle envoie des agents dans le passé. C’est que (détail qui n’en est pas un), dans cette uchronie, on voyage dans le temps, et, en toute logique, ce passé est lui aussi « parallèle ». Oui, je sais, ça paraît compliqué, mais c’est heureusement plus simple à lire qu’à expliquer.

Mais voilà, ces agents se retrouvent en 1954 dans une Amérique ravagée par l’apartheid, au point qu’ils doivent recourir aux grands moyens en se faisant « décolorer » (ah oui, c’est que nos deux agents sont noirs, c’est ballot). Sans compter que l’Elvis qu’ils retrouvent (après moult péripéties) est bien loin d’être la célèbre rock star à l’orée de sa carrière… On pourra songer au film Jean-Philippe de Laurent Tuel, mais ici Elvis n’est pas un anonyme et bien inoffensif Jean-Philippe Smet, patron d’un bowling miteux, mais un redoutable prédateur sexuel, psychotique et schizophrène pour faire bonne mesure (on le serait à moins).

C’est au point que les agents de Dryco n’ont d’autre choix que de l’« exfiltrer » dans leur monde contemporain — décision malheureuse qui ne fera qu’aggraver la situation et l’état mental d’Elvis lorsque ce dernier découvre, accablé, l’image christique qu’il est devenu pour ses fans, pour le coup fanatiques au sens propre du terme. Tout cela culminera lors d’une Fancon tenue à Londres…

On songe bien sûr aussitôt au film Galaxy Quest qui joue, là aussi, sur le suintement de la légende dans le réel et la force médiatique de ces héros mythologiques contemporains que sont devenus nos rock stars ou nos acteurs de séries télévisées (d’où le titre du roman, encore une fois).

Le roman va toutefois plus loin que la simple pochade et n’hésite pas à soulever des questions dérangeantes : le pouvoir des sectes, l’emprise des multinationales, l’impossibilité de rectifier l’« effet papillon » de décisions politiques malencontreuses… tout cela ponctué par la guitare et la voix d’un Elvis devenu contre son gré le « Tommy » d’un opéra-rock sombre et saccadé.

Jean BONNEFOY

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