Jérôme NOIREZ
GULF STREAM
224pp - 12,50 €
Critique parue en octobre 2011 dans Bifrost n° 64
Ce roman part d’un pari un rien osé : montrer à la jeunesse — L’Empire invisible fut en effet tout d’abord publié chez l’éditeur nantais Gulf Stream — toute l’ignominie que constitue l’esclavage (en l’occurrence, des Noirs aux Etats-Unis), dans toute sa noirceur quotidienne, faite de brimades, de conditions de vie dégradantes, voire même d’expéditions punitives. Du fait du lectorat initialement visé par ce roman réédité ensuite chez J’ai Lu, dans une collection adulte, Noirez se fend d’une préface pour éviter tout malentendu : oui, il emploiera le terme « nègre », parce que c’est celui qui doit être employé, avec sa connotation ouvertement raciste, si l’on veut retranscrire fidèlement l’ambiance. Une fois cette parenthèse politiquement correcte nécessaire (à chaque époque ses habitudes, qu’on les trouve idiotes ou non) refermée, le roman peut démarrer. On y suit les pas d’une fillette, Clara, esclave comme son père, Nat. Ce dernier, un homme bon et pieux, mène officieusement la communauté des esclaves, dont le seul tort est de se retrouver la nuit au fond des bois pour chanter leur amour de Dieu et leur soif d’un monde plus juste. Charles Wingard, le propriétaire de la plantation où travaillent les esclaves, mène d’une main de fer son commerce, bien aidé en cela par son fils et son intendant ; lesquels, souvent, succombent aux sirènes de l’alcool, jusqu’à commettre l’irréparable : battre à mort Nat, sous les yeux de Clara. Celle-ci n’aura dès lors qu’un seul but : se venger de ces hommes, dût-elle emprunter les chemins menant à l’Empire invisible. Et ce même si l’arrivée de M. Hodgkin, un faux médium habitué à détrousser les familles, mais qui sera le seul Blanc à voir Clara comme une petite fille et non comme un sous-être corvéable à merci, lui offre une autre possibilité d’accomplissement.
Le début du roman nous fait entrer de plain-pied dans la vie miséreuse de ces Noirs de Caroline du Sud ; la première image de Clara nous la montre sous une chaleur écrasante, au labeur dans les champs, le dos cassé. Notre empathie pour elle est donc instantanée, et ne nous quittera plus du reste du livre. L’une des grandes forces de l’écriture de Noirez, sa profonde humanité, transparaît de manière éclatante ici, puisque viendront peu à peu peupler ces pages des personnages bien travaillés, jusqu’aux propriétaires de la plantation, les Wingard, plus nuancés qu’ils n’y paraissent au premier abord. C’est bien là ce qui fait le plus froid dans le dos : l’idée que cet esclavagisme, dans cette société-là, était une chose admise par tous, qui semblait naturelle. Les esclaves eux-mêmes apparaissent comme résignés, ne montrant que peu de volontés de révolte ; il faut dire que ceux qui se rebellaient risquaient les passages à tabac et autres joyeusetés orchestrées par le Ku Klux Klan. Durant toute la première partie du roman, cette âpreté rejaillit partout, et Noirez atteint son but : sans idéalisme ni manichéisme, il dresse un portrait brut de cette Amérique négrière, bousculant son lecteur.
Pourtant, une fois le décor planté, il faut se rendre à l’évidence : on s’ennuie pas mal dans ce roman. La faute sans doute à plusieurs facteurs : tout d’abord un déroulement de l’intrigue assez linéaire, sans surprise, et du coup assez convenu. L’irruption du cyclone viendra secouer un peu tout cela, mais elle se produit bien tardivement. Ensuite, une écriture efficace mais qui ne convainc pas vraiment, là où l’auteur nous a déjà habitués à quelque chose de beaucoup plus stylé, plus personnel (on ne dira pas plus travaillé, parce qu’il en faut aussi, du travail, pour obtenir un style fluide sans qu’il devienne sans saveur). Enfin, un imaginaire réduit à sa portion congrue ; on aurait bien aimé que ce fameux Empire invisible du titre intervienne davantage dans l’histoire, le roman en aurait sans doute gagné en profondeur. Bref, on n’y décerne pas la touche habituelle de l’auteur, cette noirceur insidieuse qui recouvre tous les personnages. Peut-être le thème traité ici, l’esclavagisme, est-il déjà suffisamment atroce pour que Noirez n’ait pas souhaité assombrir encore davantage le tableau pour ne pas trop effrayer ses jeunes lecteurs ?
Malgré un réel pouvoir évocateur et une galerie de personnages particulièrement bien brossée, L’Empire invisible se révèle donc une légère déception, un ouvrage mineur dans la bibliographie de Jérôme Noirez, du fait de son intrigue prévisible et de son style plus dépouillé qu’habituellement.