Sous une superbe couverture signée Manchu, voici la quatrième édition de ce premier roman de Ian Watson qui se veut définitive, le fruit d’un projet longuement mûri qui tenait particulièrement à cœur à Olivier Girard, qui l’a porté de nombreuses années durant. Le résultat est à la hauteur de l’ambition. La récente collection « Kvasar », désormais la vitrine du Bélial’, était toute destinée à l’accueillir.
On lira tout d’abord « Souvenirs enchâssés », la longue préface de près de trente pages rédigée spécialement par Ian Watson pour cette occasion. Il y revient sur le contexte socio-politique de l’époque qu’il ne faut pas perdre de vue pour saisir les tenants et aboutissants du roman. L’heure était encore à la Guerre Froide, cette période particulière que l’on appelle aujourd’hui la « détente » où, si les tensions Est/Ouest baissaient, un événement tel que celui au cœur du roman avait tout pour remettre le feu aux poudres. Hormis la visite d’extraterrestres, l’ensemble des événements et la manière dont ils se déroulent sont conditionnés par la situation politique de l’époque. De même, le lecteur va être confronté à des références historiques vieilles de quarante ans. Au premier chef desquelles l’Union Soviétique, bien sûr, mais nombre d’autres en passe de devenir obscures au public d’aujourd’hui. Ainsi, aux pages 138 & 139 entend-on parler de « Skylab » (première station spatiale), de « Concordski » (Tupolev 144, avion supersonique civil russe ressemblant au Concorde), du Jefferson Airplane (groupe de rock psychédélique formé en 65 à San Francisco avec Paul Kantner, Jorma Kaukonen et Jack Cassidy, qui deviendra Starship quelques années plus tard après de départ des deux derniers cités, partis fonder Hot Tuna — l’album cité par Watson est en fait du Starship, où officiaient entre autres Jerry Garcia (Grateful Dead) et David Crosby), de Howard Hughes (aviateur, homme d’affaires, producteur de cinéma et homme à femmes, l’un des hommes les plus riches et puissants des USA qui développa la compagnie TWA disparue par fusion en 2001). Un autre monde, en somme, où les deux blocs avaient transposé leur rivalité dans le tiers-monde. Watson revient également sur sa situation personnelle et les conditions dans lesquelles il écrivit L’Enchâssement qui sont, elles aussi, le fruit de leur époque. Il y évoque sa position et son travail d’universitaire, la genèse de son intérêt pour la linguistique. Autant d’éléments qui permettent au lecteur d’aujourd’hui d’appréhender le roman avec le recul nécessaire.
Le volume se complète, outre la bibliographie signée Alain Sprauel, d’une postface du linguiste Frédéric Landragin qui se penche sur la pertinence du roman au regard des sciences du langage, des enjeux de la linguistique-fiction. Il nous permet de mieux appréhender comment et pourquoi Ian Watson s’est emparé du concept de « grammaire universelle » de Noam Chomsky. Il nous éclaire sur le renouvellement de la thématique induit par ce choix en rupture, mais pas totalement, avec des romans tels que Les Langages de Pao de Jack Vance ou Babel 17 de Samuel R. Delany, qui reposaient sur la théorie du relativisme linguistique d’Edward Sapir et Benjamin Whorf (dite hypothèse Sapir-Whorf) supposant que notre langue influe sur notre manière de percevoir le monde, avec pour corollaire, l’hypothèse totalitaire selon laquelle qui contrôle le langage contrôle la pensée. L’enchâssement qui découle du principe de récursivité, proche du concept de mise en abyme, est une règle centrale de la théorie de Chomsky. Une autre théorie de Chomsky présente dans le livre pose le caractère inné du langage, que donc, des êtres relativement semblables finiront par produire des langages suffisamment proches pour que la communication soit possible grâce à une grammaire universelle qui reste à démontrer. Watson étend cette idée aux langues extraterrestres. Tant l’hypothèse de Sapir-Whorf que les théories de Chomsky sont l’objet de quantité de contre-exemples qui tendent à démontrer, avec les linguistes modernes, que la réalité est certainement dans un entre-deux.
Le roman de Ian Watson commence par offrir trois fils conducteur qui ne vont pas tarder à s’enchâsser des uns dans les autres autour du personnage de Christopher Sole qui, en Angleterre, travaille dans un institut où sont menées des expériences linguistiques sur des orphelins à qui l’on administre une substance censée développer leurs capacités cognitives afin de voir quel potentiel sera ainsi libéré.
Dans le même temps, dans la jungle brésilienne menacée d’engloutissement par la construction d’un barrage géant, son ami Pierre Darriand, un Français, étudie les Xemahoa et leurs langages, notamment leur langage enchâssé, support des mythes auquel le chamane accède par l’entremise d’une drogue.
Enfin, des extraterrestres, les Sp’thra, lancé dans une sorte de quête mystique de tous les langages de l’univers afin d’accéder à une libération totale de leurs esprits, arrivent sur Terre où ils sont invités à se poser dans le désert du Nevada, bien à l’abri des regards. Ils envisagent de troquer leur technologie contre des cerveaux de différents locuteurs humains, dont trois indo-européens. Des choix tels qu’une langue Khoï parlée par les Bochimans, le Warao, seule langue dont la typologie syntaxique est OSV (objet-sujet-verbe), ou le Piraha, qui semble ne pas connaître de récursivité et sur laquelle le linguiste Daniel Everett s’est appuyé pour contredire Chomsky, eussent été plus judicieux en terme de diversité…
Si Ian Watson évoque les théories de Chomsky, notamment au chapitre 3, lors de la discussion entre Sole et Zwingler, l’enchâssement, lui, apparaît davantage comme une illustration de l’hypothèse Sapir-Whorf et sert de grille d’interprétation du monde.
Les problématiques posées dans L’Enchâssement restent d’actualité quarante ans après sa publication initiale et continuent d’en faire l’un des plus beaux chefs-d’œuvre de la littérature spéculative, un roman qui tient sa place dans le top 20 des meilleurs livres de SF et dont aucune bibliothèque généraliste ne saurait se targuer d’éclectisme sans l’accueillir sur ses rayons. Un livre au sortir duquel on perçoit le monde quelque peu différemment, après lequel on se pose des questions qui ne nous effleuraient même pas l’esprit auparavant. N’est-ce pas à cela que doit en fin de compte servir toute littérature digne de ce nom ?