À l’instar de Thierry Di Rollo, le nom de Jacques Barbéri n’est pas le premier qui vienne à l’esprit lorsque l’on évoque les auteurs majeurs de l’Imaginaire francophone. Et c’est bien dommage. Peut-être leurs univers sont-ils trop personnels et engendrent-ils trop de malaise ; auquel cas, ils sont victimes de leurs qualités mêmes. De son imagination foisonnante, Jacques Barbéri a tiré des univers à nuls autres pareils où l’on entre comme dans les meilleurs Brussolo — à moins qu’il ne s’agisse d’une certaine boutique d’armes bien connue de tous les lecteurs de SF… Soudain, une inquiétante étrangeté se révèle à nous ; avec les personnages de Barbéri, on franchit le seuil d’un ailleurs incertain, d’un monde qui n’est plus vrai. Parfois, le choc peut être rude. On passe de l’autre côté du cheval et hop : les étoiles qui tournent… Ça chavire, ça dérape à qui mieux mieux dans les virages, et on se retrouve à faire du hors-piste la tête en bas avec pour guide un auteur goguenard qui ne cesse de s’ingénier à mieux nous perdre, semant çà et là ses petits cailloux blancs afin que l’on se prenne au jeu. S’y perdre, s’y retrouver parmi un tourbillon de voiles, guettant quels enfers peuvent bien se dissimuler sous l’envers des masques. Lire Barbéri, c’est jouer.
Jacques Barbéri aime jouer avec nous en maître de cérémonie d’histoires pleines d’humour à contrepied. Ainsi, voit-on dans une scène jamesbondesque à l’envi un personnage s’enfuir en vedette pour être rattrapé in extremis par ses ennemis en hélicoptère — qui peut-être n’en sont pas — juste au moment où le bateau bascule par-delà le rebord du monde…
Vu d’assez loin, l’univers proposé ressemble à ce que pouvait offrir un Michael Crichton, avec tout ce qu’il faut de thriller high tech pour le contexte, mais agrémenté de ce que peuvent y apporter les divers créateurs cités ci-dessus.
L’Enfer des masques ne restera peut-être pas comme le meilleur roman de Jacques Barbéri. Mais sûrement comme l’un des plus accessibles, d’une facture moderne où deux lignes narratives s’interpénètrent avec des anti-avatars d’intelligences artificielles venant gambader en pleine réalité. Voici 35 ans, on aurait dit « cyberpunk ». Mais revu par Jacques Barbéri, ce qui signifie qu’on peut y croiser des bestioles dignes de William Burroughs vu par Cronenberg, entre deux clins d’œil au cinéma.
Derrière les masques, on découvre un conte de la folie ordinaire — façon Jacques Barbéri, cela va de soi. Un amour fou complètement à la masse, égocentrique, narcissique, mégalomaniaque et absolument dénué de la moindre empathie, soit un paroxysme de perversité confinant à la nécrophilie. Dans les univers de Barbéri, les choses les plus ordinaires perdent bien vite toute mesure. Le monde à démonter, à repeindre… Qu’on amène les pinceaux ! Pour donner à son propos tout le relief d’une eau-forte, l’auteur, dont le récit commence par ces mots : « “Sleeping Beauty” ça te tente ? », met en regard les amours morbides de Dickovski dans une version hardcore d’une Belle au Bois Dormant dont le prince n’a pas grand-chose de charmant, et l’amourette standard de Régis et Nora.
Peut-être un peu moins riche et foisonnant d’images, ce Barbéri-là n’en comblera pas moins tous ses aficionados, qui le retrouveront sans nulle peine, tandis qu’il constituera une porte d’entrée idéale pour ceux qui — est-ce possible ? — n’y ont encore jamais mis les yeux. Un excellent bouquin, histoire de commencer l’année en fanfare.