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Les critiques de Bifrost

L'Enjomineur - 1792

L'Enjomineur - 1792

Pierre BORDAGE
J'AI LU
480pp - 8,20 €

Bifrost n° 38

Critique parue en avril 2005 dans Bifrost n° 38

Ce que j'aime chez l'Atalante, c'est qu'ils ne publient pas de « navets » ! Voilà, j'avais envie de le dire, parce que ça fait toujours plaisir d'ouvrir un bouquin en se disant que c'est forcément intéressant, même si ce n'est pas toujours ce qu'on en attendait, ou que ça n'a même carrément rien à voir avec la choucroute garnie…

Je dis ça — pour la choucroute garnie — parce que c'est un peu le cas pour L'Enjomineur de Pierre Bordage. Il est vrai que la plupart des auteurs de S-F ou de fantasy sont tentés par la « vraie » littérature. On le savait déjà pour Bordage, qui avait fait quelques incursions dans le domaine extra-imaginaire, ou tout au moins dans des contrées plus « respectables », avec des textes comme L'Evangile du serpent. Je ne jugerai pas de la réussite ou non de ces entreprises, mais ce que je peux vous dire, c'est qu'il réitère. Seulement cette fois, c'est publié chez l'Atalante, donc sous le chapeau d'une maison d'édition bien spécialisée tout de même, ce qui peut paraître un peu dérangeant.

L'Enjomineur — comprenez « possédé », ou « issu du monde des fées » — est un roman historique, consacré à la période post-révolutionnaire. Sous-titré « 1792 », il est le premier volet d'une trilogie qui verra se succéder — dans un accès d'originalité qui laisse rêveur — 1793 et 1794. Il se veut également, comme le souligne l'auteur lui-même, un hommage à ses origines vendéennes, à travers un retour au patois régional de l'époque, et une importante part consacrée à la Chouannerie. Je me permets de citer l'auteur : « … une forme d'hommage aux miens, paysans depuis des siècles et semblant ployer sous le poids d'une malédiction. […] Mon propos [est] de les aimer, tout simplement, en saupoudrant le tout d'une pincée de légende. […] À chacun sa façon de rendre ses devoirs de mémoire. »

Le récit suit deux destins en particulier, en dehors des digressions plus historiques et des peintures d'époque, d'une précision sur laquelle on n'insistera pas, pour l'excellente raison qu'il n'y a rien à redire, surtout si vous êtes amoureux de cette période de l'Histoire.

Les deux personnages centraux sont deux « enjominés ». Le premier, Emile, est un jeune homme dont la naissance demeure un mystère, car il a été retrouvé devant l'église du village. Beaucoup de paysans le considèrent donc comme un enfant des fées. Elevé par le prêtre de la paroisse, il sait lire et écrire, ce qui fait de lui un être à part — comme le souligne le fait qu'il est le seul à ne pas parler en patois, mais dans un excellent français. Ayant volontairement choisi de rester ouvrier agricole, il porte sur les événements révolutionnaires un regard assez distant, teinté des Lumières. Son intérêt est plus porté sur Perrette, la jeune femme dont il est tombé amoureux, que sur le changement de Régime.

Le second « enjominé » est d'un tout autre genre. Cornuaud est un garçon de la ville. Engagé sur un négrier, il a violé, comme ses compagnons marins, les esclaves féminines, y compris un jour une enfant de dix ans (le viol en général et celui d'enfant en particulier est décidément un incontournable chez Bordage…), ce qui lui a valu la malédiction d'une des femmes, ancienne prêtresse, qui depuis lui impose régulièrement des pulsions meurtrières envers des hommes blancs, avec une préférence marquée pour les adolescents. De retour en France, il n'a de cesse d'être exorcisé. Il prend une part active à la Révolution, du côté des Sans Culotte, d'abord en Vendée, avec ses anciens compagnons de bande, puis à Paris. D'ailleurs, tout en vous disant qu'il est régulièrement emprisonné et libéré, je ne résiste pas à la tentation d'ajouter qu'il se retrouve une fois en cellule avec messieurs Fourme et d'Ambert. Quel fromage ! Mauvais jeu de mot, mais on ne peut s'empêcher d'y songer, et on se dit que l'auteur aurait pu l'éviter : ça fait désordre, en plein milieu d'un roman au demeurant fort sérieux…

Une troisième ligne directrice, plus ténue, est davantage historique : on voit régulièrement intervenir une secte, utilisant des références culturelles perses, appelée « Secte de Mithra », qui adore le « Père des Pères », et s'adonne à des sacrifices rituels sanglants dans une ambiance mystique. Ses prêtresses — telles des Cléopâtre ayant survécu à la mort — sont toujours entourées de deux aspics noirs destinés à punir les traîtres. Des nobles et des révolutionnaires se côtoient lors de ces réunions, dont le rôle exact reste assez flou. Cependant, il n'est évidemment pas innocent que ce soit sur l'une de ces assemblées que s'ouvre le roman…

« Mais pourquoi alors est-ce que l'Atalante a choisi de publier ça ? » Ne niez pas : je sais que vous vous posez la question. Tout simplement parce que quelques farfadets se promènent dans le texte. Ils servent surtout de moyen de transport à Emile, et viennent renforcer son image d' « enjominé ». Pour être honnête, il faut bien avouer qu'ils font figure de cheveu sur la soupe : le roman pourrait parfaitement se passer de leurs deux interventions. Et puis, pour renforcer un peu l'aspect « merveilleux », l'extrême fin du récit fait tout de même surgir des eaux Mélusine, venue confier à Emile une dague et l'investir de la lourde mission de tuer l'esprit du Mal sur la Terre. On suppose que la suite va tendre un peu plus vers la fantasy, puisque notre Mimile se trouve également pourvu d'une monture fabuleuse, qui le guidera vers son destin.

Petit point de détail encore, Bordage a souhaité rendre hommage à son patois. Il restitue donc l'accent et les termes vendéens dans l'écriture. C'est louable, mais très lourd. Il faut pratiquement lire à haute voix, phonétiquement, pour comprendre les dialogues. On s'y fait, mais ce n'est pas toujours facile. Cela dit, un tel procédé confère au roman une « couleur locale » et une authenticité saisissante, en même temps qu'il rend tous les personnages employant cette langue attachants. On doit admettre que l'auteur a parfaitement su rendre l'immense distance qui existait alors entre les parisiens, occupés par les manœuvres politiques et les pillages en tout genre, et ces gens simples, encore profondément enracinés dans leurs traditions et leur langue.

Au final, voilà un excellent roman « provincial », dans un style balzaco-hugolien très abouti. On pense surtout aux Chouans, pour des raisons historiques, mais il est impossible de ne pas voir dans les destins des personnages de Bordage ceux des Misérables : Marius, Javert, Enjolras et Valjean. Ça se lit d'une traite, et on attend impatiemment la suite. Seulement, et tenez-le vous pour dit : ce bouquin n'a rien à faire à côté des Guerriers du silence. Mais quoi : vous allez bien trouver une place ailleurs dans votre bibliothèque ?

Sylvie BURIGANA

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