Arcadi STROUGATSKI, Boris STROUGATSKI, Patrice LAJOYE
DENOËL
416pp - 23,50 €
Roman à l’histoire éditoriale mouvementée, tant en URSS qu’en France (paru sous forme de samizdat là-bas, et de manière tronquée sous nos latitudes), L’Escargot sur la pente est enfin disponible dans sa version intégrale auprès des lecteurs francophones — grâces en soient rendues à la collection « Lunes d’encre » pour sa réhabilitation des œuvres des Strougatski —, près d’un an après le décès du dernier des deux frères.
Dans L’Escargot sur la pente se confrontent deux mondes : d’un côté, la Forêt, dense, difficilement accessible, peuplée d’êtres étranges : des arbres sauteurs, des morts brûlants et des humains au cerveau embrumé. De l’autre, il y a l’Administration, surplombant la Forêt et chargée d’en faire l’étude, ou peut-être de la détruire, allez savoir. Philologue, Poivre travaille pour l’Administration et est censé l’étudier, justement. Son rêve est d’y mettre les pieds, bien que le credo de l’Administration affirme qu’il n’y a nul besoin de voir de près la Forêt pour l’étudier. À la suite d’un accident, Candide, lui, s’est perdu dans la Forêt. Recueilli par les habitants d’un hameau, il y végète depuis un temps indéterminé, mais chaque jour, il planifie pour le surlendemain de gagner la Ville — un chemin long et incertain, car personne ne le connaît… Ce qui n’empêchera pas Candide de découvrir ce qui se dissimule derrière les nombreux mystères de la Forêt.
L’Escargot sur la pente confronte deux romans, l’un symbolique, l’autre fantastique. Les chapitres concernant Poivre font la part belle à l’absurde, avec cette bureaucratie au fonctionnement insensé, qui semble se ficher totalement de son sujet d’étude. Poivre y est un rouage inutile, à la merci de directives aberrantes issues d’un chef invisible qui n’ont d’autres fins que de se situer dans la lignée des consignes antérieures. Le Château de Kafka n’est pas loin dans cette Administration, et on ne s’étonne aucunement que le roman des Strougatski n’ait pu être publié en URSS. Les chapitres dédiés à Candide forment un étrange récit d’exploration où pas grand-chose n’est ce qu’il paraît être ; progrès et sens inéluctable de l’histoire s’affrontent en douce dans les méandres marécageux. L’ensemble constitue un texte difficile d’accès, et la postface de Boris Strougatski n’est pas de trop pour en éclaircir les enjeux et livrer une proposition d’explication. Laquelle rattache L’Escargot sur la pente à ce qui fait la science-fiction : s’interroger sur le futur et la manière de l’appréhender.
À l’origine de L’Escargot sur la pente, il y a une novella, « L’Inquiétude », incluse dans le présent volume et qui s’intègre à l’univers du Midi — cet ensemble de dix romans (dont L’Ile habitée et Il est difficile d’être un dieu, réédités en « Lunes d’encre ») se situant dans un XXIIe siècle censément utopique. « Utopique » : pour cause de publication en URSS — la SF devant dépeindre un futur forcément radieux — ; et « censément » : la critique n’ayant jamais été loin chez les Strougatski.
Brouillon de L’Escargot… dont les frères Strougatski étaient peu satisfaits, « L’Inquiétude » relève explicitement de la science-fiction, et se révèle d’une lecture plus aisée. Si la moitié concernant la Forêt reste quasi identique, la moitié Administration change du tout au tout et, dans une veine proche de Stanislas Lem, traite de l’incommunicabilité avec une forme de vie autre. Ce roman et cette novella étant au fond des œuvres fort différentes l’une de l’autre, leur juxtaposition est d’un grand intérêt.
Devenu un classique en Russie, L’Escargot sur la pente, une lecture aussi riche qu’exigeante, naturellement des plus recommandable, prouve à nouveau que l’imaginaire à l’Est n’a rien à envier à sa contrepartie occidentale. Une fois la dernière page tournée, il n’est qu’une chose à faire : reprendre le livre au début, tâcher d’en débroussailler le sens, et gravir à nouveau la pente…