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Les critiques de Bifrost

Critique parue en octobre 2014 dans Bifrost n° 76

Oxford, en 1919. Dans la cité universitaire évoluent quatre personnages, tous blessés d’une façon ou une autre par la guerre qui vient de s’achever, tous à un tournant de leur vie. T. E. « Ned » Lawrence, venu défendre la cause de ses amis arabes aux négociations du traité de Versailles et forcé par son éditeur à se remettre à son manuscrit. C. S. « Jack » Lewis, menant une étrange vie entre l’université et la famille de son meilleur ami disparu ; le poète Robert Graves et John Ronald Reuel Tolkien, ce dernier hanté par les spectres des amis disparus dans les tranchées de la somme.

Dans cet étrange roman de l’auteur italien Wu Ming 4 (pseudonyme de Federico Guglielmi), on entre dans la vie de trois créateurs de mythes et dans celle d’un homme qui en devint un lui-même. Un projet difficile : mettre en scène des personnages réels et raconter la naissance, suite au traumatisme de la Grande Guerre, de certains des mythes de notre époque.

De fait, ce roman très ambitieux est globalement raté : le rapprochement des quatre voix ne crée aucune dynamique romanesque, on a l’impression d’une série d’extraits juxtaposés qui feraient entendre un discours un peu trop subtil pour l’oreille du lecteur, sans jamais trop savoir où nous porte le récit.

Si l’œuvre est imparfaite, elle comporte toutefois de beaux morceaux : l’évocation du monde universitaire anglais des années 1920 avec ses règles rigides et ses révoltes à venir. Les doutes, la personnalité ambiguë et la mise en scène par lui-même (et par un journaliste américain) de la légende de celui qu’on appelle déjà Lawrence d’Arabie. La vie de famille singulière de ce futur grand moraliste de Jack Lewis, qui entre dans le foyer et dans le lit de la mère de son ami disparu, ou bien les choix entre poésie, vie de famille, université et épicerie du futur mythographe, Robert Graves.

Pour se concentrer sur Tolkien, le jeune homme mis en scène par le roman (il a 28 ans) est un beau personnage, hanté par l’indicible douleur de la guerre et de la perte, comprenant que c’est dans le travail de ses poèmes écrits à l’hôpital après sa blessure (« La Chute de Gondolin ») que se trouvera le salut de son esprit. Wu Ming 4 propose là une belle figure de créateur en devenir, qui se croit obligé de choisir entre son travail universitaire « sérieux » pour subvenir à la vie de sa famille, et une œuvre dont il pense qu’il n’y a rien à espérer, un jeune homme amoureux et aimé de son épouse Edith, savourant le plaisir des promenades dans le paysage campagnard de l’Oxforshire, et triste à mourir de devoir partir enseigner dans la grise ville de Leeds.

L’auteur semble s’être abondamment documenté sur ses personnages et leur cadre de vie. Pourquoi ne pas nous avoir livré quatre essais biographiques ? Qu’apporte ici la fiction ? Je n’ai pas su le distinguer, et c’est là mon plus grand regret concernant ce livre plutôt bien écrit, attachant, mais qui m’a laissé au bord du chemin.

Laurent KLOETZER

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