Gardner Dozois est de ces auteurs qui ont quasiment cessé d’écrire pour se consacrer durant vingt ans à l’édition : la rédaction en chef de la revue Asimov’s Science Fiction et la direction d’anthologies, notamment les fameux Year’s Best Science Fiction. L’Étrangère (Strangers, 1978) est son premier roman, développé à partir d’une nouvelle de 1974.
Bien qu’il soit venu sur la planète Lisle en mission culturelle, Joseph Farber peine à s’intégrer à la société terrienne vivant dans l’enclave, à l’écart des Cian, les indigènes. Il rencontre pour la première fois Liraun Jé Genawen – l’étrangère – durant la cérémonie de l’Alàntene, la pâque du solstice d’hiver, l’Ouverture-des-Portes-de-Dûn… Entre Liraun et Farber naît bientôt un amour voué à ne rester que stérile et charnel, car les Cian sont physiologiquement assez proches des humains pour que la sexualité soit envisageable, mais non pour qu’elle soit féconde. Or, la fécondité est le tabou fondamental de la société cian…
Celle-ci est très hermétique, ne se livrant qu’à travers tout un ensemble de rites, de mythes et de symboles incompréhensibles tant aux terriens qu’à Farber. Ainsi, ce dernier ne comprend à aucun moment pourquoi le statut des femmes évolue radicalement au cours de leur vie ; simple propriété de leur père avant le mariage, puis de leur mari après, elles acquièrent un rôle prépondérant dès lors qu’elles sont enceintes. Cette société est telle, que se dévoiler à mots couverts est pour elle une question de survie. En bon Terrien, Farber est bien loin de posséder l’ouverture d’esprit nécessaire en la circonstance ; il est le produit d’un monde colonialiste (le livre est de 78, rappelons-le) empreint de mépris à l’endroit des natifs, et il n’interprète les signes de la société cian qu’à l’aune de la sienne. Il ne comprend rien à rien et empile les erreurs en dépit des efforts désespérés d’une Liraun à qui il est impossible d’en dire davantage qu’elle n’en dit, quelles qu’en puissent être les conséquences. Transcendant l’histoire d’un amour tragique, L’Étrangère est un roman sur l’incommunicabilité : tous les actes de Farber visant au bonheur de son épouse n’aboutissent, en une figure de zugzwang, qu’à une situation toujours plus dramatique. Si on peut y voir une mise en scène de certaines incompréhensions pouvant compliquer les relations entre hommes et femmes, on y verra peut-être davantage la critique d’un esprit colonial arrogant considérant l’altérité comme inférieure pour ne pas fournir l’effort nécessaire à son appréhension. Tragique, en somme, à l’image du présent roman.
Toute la force de L’Étrangère tient de l’ambiance, de l’atmosphère dont Dozois s’avère un maître ; aquarelle, embruns et pastels, le livre a la « saveur » d’une toile de William Turner – l’illustration de Vincent Froissard pour l’édition Denoël initiale en avait un petit quelque chose…
Le ton et des thèmes de L’Étrangère ne sont pas non plus sans rappeler cet autre excellent roman qu’est La Cinquième tête de cerbère de Gene Wolfe. Si le roman est brillant, L’Étrangère n’est ni complexe ni difficile et peut constituer une bonne entrée en science-fiction. Ce superbe livre avait mis plus de vingt ans avant de connaître l’heur d’une traduction française qui sonnait comme le chant du cygne de la collection « Présence du Futur », chez Denoël. Plus d’actualité que jamais en une époque où il faut inventer de nouveaux modes de vivre ensemble, le voilà de nouveau disponible pour une nouvelle génération de lecteurs quarante ans après sa publication originale américaine. On ne peut que s’en féliciter.