Philippe CURVAL
LA VOLTE
896pp - 25,00 €
Critique parue en octobre 2016 dans Bifrost n° 84
2016 restera-t-elle dans nos mémoires comme l’année qui aura vu le début de l’explosion de l’Europe ? L’avenir nous le dira… En tout cas, 2016 a vu la parution d’un omnibus précieux, puisqu’il contient tous les textes de Philippe Curval consacrés au Marcom, cette Europe imaginée pour la première fois voilà quarante ans, en 1976. Et elle n’est pas bien réjouissante, cette vision de la communauté européenne : refermée sur elle-même, moribonde malgré sa prospérité, paralysée par des milliers de règles absurdes pondues pour le « bien » de ses habitants. Jean Quatremer, dans sa préface, ne dit d'ailleurs pas autre chose : « Le pire n’est jamais sûr, même s’il est hélas souvent probable. »
Dans Cette chère humanité, premier roman de l’ensemble, un espion venu des payvoides s’infiltre dans le Marcom afin de contrer une menace capable de détruire la planète. À la recherche de l’origine de ce péril, mais aussi de son ancienne existence et de l’enfant qu’il a eu avec une Européenne, Belgacen, le représentant des pays en voie de développement découvre une société figée aux habitants terrés chez eux dans une réalité virtuelle. Un choix de vie (ou plutôt, de non-vie) qui pourrait bien mettre la Terre elle-même en péril.
Trois ans après ce récit initial, en 1979, donc, Philippe Curval lui donne une suite avec Le Dormeur s’éveillera-t-il ? La révolution écologique est passée par là, avec ses excès, ses dérives. La science a été bannie des sociétés. Décrépitude des villes, redécouverte de la vie à la campagne, au Moyen Âge pensent certains. Violence et cultes absurdes, retour à une certaine forme d’animalité dans cette Europe en déliquescence. Quelques individus tentent de se trouver des buts, des raisons d’exister, de se battre. Mais l’avenir semble bien obscur, lié d’une façon ou d’une autre à un mystérieux dormeur.
En souvenir du futur est l’ultime roman de la série. Publié en 1983, il introduit le voyage temporel (déjà effleuré dans l’opus précédent) à travers le personnage de Quillan, un jeune homme à la recherche de l’amour. Et de son patron, Adam de Paepe, directeur du Cegeste : officiellement en charge de sonder l’avenir afin de favoriser son gouvernement, il veut éliminer avant sa naissance ce Marcom aperçu dans l’avenir et en opposition totale avec sa propre vision du monde.
Enfin, deux nouvelles, « Bruit de fond » et « L’Homme immobile », parues chez Denoël en 1980 et 1984, proposent des scènes de vie courante dans le Marcom.
Mais quand donc les éditeurs cesseront-ils de penser que tous leurs lecteurs sont des haltérophiles aux muscles hypertrophiés ? Question de coûts, sans doute. Reste que tenir L’Europe après la pluie plus de quelques minutes peut vous valoir un rendez-vous chez le médecin tant ce pavé est lourd ! Ce qui n’en rend pas moins l’omnibus en question indispensable. Non pas pour avoir une idée de l’avenir qui sera le nôtre, percer le futur de l’Europe, mais pour profiter pleinement d’une œuvre riche, dense, sensuelle. Car Curval, au fil de ces récits, tisse une vision engagée, résolument politique, du monde qui l’entoure. Fustigée, cette tendance au cocon protecteur, aux murs pseudo-inviolables (ô combien à la mode aujourd’hui !) laissant loin les autres et leurs problèmes. Étrillée, la tentation du tout écolo et ses dérives. Une fantasmagorie d’une grande puissance car servie par la magie d’une écriture imagée, ciselée, charnelle. Avec des personnages dont le corps est partout présent, dans tous leurs aspects, répugnants ou érotiques, olfactifs ou tactiles. Alors aucune hésitation : courez vous fournir en stéroïdes ou investissez dans un lutrin. Et lisez ou relisez Curval ! On tient là une manière de quintessence imparable…