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Les critiques de Bifrost

L'Ex-magicien de la taverne du Minho

L'Ex-magicien de la taverne du Minho

Murilo RUBIÃO
L'ARBRE VENGEUR
150pp - 15,00 €

Bifrost n° 106

Critique parue en avril 2022 dans Bifrost n° 106

Le livre s’ouvre et se ferme sur une scène de miroir. Dans celui de la taverne du Minho, il n’y a que le reflet d’un homme grisonnant. La magie vient d’ailleurs : de la poche, ou des mains, de cet homme « né fatigué et accablé d’ennui », incapable de trouver d’explication à son don. Le moindre mouvement, même dans son sommeil, lui fait produire des gens inconnus, des animaux, des objets encombrants. Las d’être un phénomène de foire, il tente de se suicider, mais sa magie, qui a la faculté de donner vie à d’autres êtres, l’empêche de se libérer de sa propre existence. En désespoir de cause, il décide d’intégrer la fonction publique, car il a entendu dire qu’être bureaucrate « c’était se suicider à petit feu »…

Inédit en français, L’Ex-magicien de la taverne du Minho donne à lire le meilleur de Murilo Rubião, présenté par l’éditeur comme le petit maître de la littérature fantastique brésilienne. La nouvelle éponyme donne la tonalité générale d’un recueil qui joue avec les codes du genre, tout en s’en démarquant. Empruntant les chemins du banal, les textes se retrouvent comme malgré eux en territoire de l’inquiétude et de l’intranquillité.

Ce territoire angoissant, chez Rubião, c’est d’abord la ville : ses bâtiments, ses habitants, ses rituels. La ville est un acteur majeur. À la fois lieu de tentation et repoussoir, de casse-tête et d’impasses fatales, dont la géographie semble continuellement se dérober : « Il avait pour destination une ville plus grande, mais le train resta indéfiniment à l’arrêt dans l’antépénultième gare. » Comme également dans « La Construction », où l’ingénieur Joao Gaspar dirige le chantier d’une tour devant compter un nombre d’étage illimité. Dans « La File d’attente », Pererico a quitté son village pour avoir un entretien avec le directeur de la Firme. Devant lui, la file d’attente, soumise à des règles de priorité aussi fluctuantes qu’absurdes, n’en finit pas de s’allonger. Chaque matin, il se présente dans la cour de l’usine, espérant que son tour arrive. Les jours passent, les semaines. Mais tout conspire à rendre cette rencontre impossible et à retenir Pererico contre son gré… La ville de Rubião est un piège qui n’a de cesse de séduire et contrarier les personnages.

Ces désirs, contrariés ou non, deviennent parfois le moteur d’étonnants dérèglements physiques. Ainsi pour Barbara, femme excentrique et capricieuse, qui « n’aimait rien tant que demander. Elle demandait et grossissait ». Le petit lapin Teleco est quant à lui un transformiste compulsif, farceur mais serviable, jusqu’à ce que lui prenne l’envie de se fixer dans la peau d’un homme… « Aglaia » raconte les déboires d’un couple, autre balise de l’auteur. Colebra et Aglaia sont jeunes, beaux, amoureux, et ne veulent pas d’enfant. Au début leur union n’est que fête, tumulte, sexe débridé. Mais soudain Aglaia cesse d’avoir ses règles. À la suite de quoi elle n’en finit plus d’enfanter, malgré les contraceptifs, l’abstinence et même la stérilisation. Les enfants n’arrivent « jamais à l’unité, mais par portées de quatre ou cinq », après une inexplicable fécondation et une durée de gestation raccourcie à vingt jours.

La plupart du temps subies, les métamorphoses sont parfois vécues comme des échappatoires. Alfredo en fait la singulière expérience, allant jusqu’à se transformer en dromadaire spleenétique pour se délivrer de la douloureuse condition humaine (« Alfredo »). Il est aussi beaucoup question d’altérité dans ce recueil, plus précisément de « l’impossibilité de vivre parmi ses semblables », de la difficulté à repérer et à intégrer les codes, les normes d’une société incompréhensible (« L’Invité », « Les Commensaux »), où l’amnésie, le déni et la boisson constituent les meilleurs expédients à la solitude.

Les personnages de Rubião sont des héros de peu, des anormaux plongés dans un monde de nonsense qui les laisse en plein désarroi. Ses fictions relèvent de l’équivoque, combinant l’onirique, l’ironie, l’absurde et l’angoisse. Le malaise n’y est jamais frontal, mais se diffuse graduellement et se prolonge bien après la chute – ou plutôt l’absence de chute, comme un cauchemar qui n’en finirait pas. Le plus frappant tient à la collision en l’écriture au cordeau, limpide, académique, et le propos hautement fantaisiste. Lorsque l’improbable envahit l’ordinaire, la sobriété de la phrase décuple le pouvoir de saisissement. Les amateurs de Kafka apprécieront.

Sam LERMITE

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