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Les critiques de Bifrost

Critique parue en avril 2017 dans Bifrost n° 86

L’Exégèse est une entreprise courant sur huit mille feuillets, et dans laquelle Philip K. Dick interroge son œuvre et sa vie à la lumière d’événements incompréhensibles, qu’il cherche pourtant à comprendre. De ce laboratoire insane jailliront les ultimes romans de l’auteur, mais L’Exégèse en tant que telle constitue une œuvre à part entière – quand bien même une œuvre intime, mais, enfin, partiellement éditée.

Février-mars 1974. Dick, qui sort d’une mauvaise passe, enchaîne les événements étranges à caractère hallucinatoire. Un rayon plasmatique le frappe à la vision d’un pendentif en forme de poisson – le symbole des premiers chrétiens. Et nombre de faits troublants prolongent cette épiphanie. Sans doute est-ce Dieu qui lui parle ? Dionysos ? Érasme ? L’évêque Pike ? Ou les extraterrestres… Les Soviétiques, peut-être ?

L’interrogation de l’expérience, de manière très dickienne, débouche sur une interrogation de la réalité – et apparaissent peu à peu les murs oppressants de la « Prison de Fer Noir » : c’est toujours Rome ! L’écoulement du temps lui-même doit être interrogé ; et avec lui la notion d’entropie.

La solution se trouve peut-être dans Parménide, ou bien dans la Gnose ; Dick compulse l’Encyclopædia Britannica et le Yi King ; la vérité se cherche aussi bien dans les Actes des Apôtres que dans les conférences de Bergson ou les travaux de Nikolaï Kozyrev, ou encore les tracts de la secte de surfeurs du coin. Tout est possible – même une prosaïque épilepsie du lobe temporal… Mais pourquoi préférer cette explication à toute autre ? Après tout, Nixon est là !

L’entreprise est folle – sinon l’homme. Mais il est vrai qu’on pouvait avoir quelques doutes à ce sujet… Dans les premiers temps de ce questionnement maniaque, Dick confiait le fruit de ses méditations philosophico-théologiques à des amis et collègues, au fil de lettres déconcertantes ; mais L’Exégèse adopte rapidement une autre forme, plus « sûre » : des fragments intimes, cette fois. Jusqu’à sa mort, Dick ajoutera page après page à son « journal philosophique » (pas vraiment un journal intime – ces feuillets ne rapportent pas des événements, mais les réflexions qu’ils suscitent).

Et Dick ne se contente pas d’y enchaîner les explications les plus folles et les plus fascinantes à son vécu quotidien – explications qu’il abandonne et remplace avec une amusante légèreté. L’œuvre n’est pas qu’une quête philosophique autodidacte – et sans doute ne faut-il pas non plus se contenter d’y voir un cas clinique, quand bien même c’est parfois tentant. L’auto-analyse est de la partie, mais tout autant l’autocritique, Dick revenant sans cesse sur son œuvre pour y déceler des signes – c’est peut-être tout particulièrement ici qu’il se livre à une « exégèse », en mettant l’accent sur Ubik et Coulez mes larmes, dit le policier.

L’ensemble ne se contente pas d’être fascinant : le laboratoire d’idées s’avère en définitive d’une pertinence étonnante. Et, en fait de monstre cramé issu de la plume d’un auteur cramé, L’Exégèse se montre… compréhensible ? Peut-être bien.

Aussi le présent ouvrage – et la somme colossale de travail qu’il représente, pour les anthologistes Jonathan Lethem et Pamela Jackson, pour leurs nombreux annotateurs, pour Hélène Collon, enfin, dickienne émérite qui traduit avec intelligence et sensibilité ce texte impossible – est-il bien plus qu’une curiosité absurde et quelque peu morbide pour fans complétistes : c’est une plongée dans la psyché d’un génie, éclairant son œuvre comme aucun critique ne pourra jamais le faire.

Certes, ce beau bébé n’est pas destiné à un lectorat très étendu – même parmi les fans de Dick. Mais L’Exégèse de Philip K. Dick est bien un monument – intimidant vu de loin, d’une richesse insoupçonnée et enthousiasmante quand on en ausculte les secrets, avec pour guide l’artiste lui-même…

Bertrand BONNET

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