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Les critiques de Bifrost

L'Héritage de saint Leibowitz

L'Héritage de saint Leibowitz

Terry BISSON, Walter Michael MILLER
DENOËL
10,50 €

Bifrost n° 12

Critique parue en mars 1999 dans Bifrost n° 12

Aujourd'hui encore, Walter M. Miller reste un mystère. Après une première période très productive — 42 nouvelles et novellas parues entre 1951 et 1957 — l'auteur obtint en 1960 un grand succès public avec Un Cantique pour Leibowitz, succès qui n'est sans doute pas étranger au fait que ce livre fut publié hors collection spécialisée. Puis plus rien. Hormis une anthologie consacrée à la guerre nucléaire — un thème pour le moins récurrent dans son œuvre — co-éditée en 1985 avec Martin H. Greenberg, Miller demeura muet jusqu'à sa disparition, début 96. Pas étonnant donc que la parution posthume de L'Héritage de Saint Leibowitz fasse figure d'événement.

Qu'un romancier revienne plusieurs décennies plus tard à l'œuvre qui l'a rendu célèbre n'a rien d'original. Cela n'a rien de rassurant non plus, les lecteurs de Fondation ou du Monde des non-A ne me contrediront pas sur ce point. Précisons tout de suite que L'Héritage de Saint Leibowitz n'est pas exactement une suite. La quatrième de couverture le présente très justement comme une arborescence, une ramification. L'histoire se déroule au XXXIIIe siècle, environ soixante-dix ans après la fin de la deuxième partie d'Un Cantique pour Leibowitz, dans laquelle un savant se rendait à l'abbaye de Leibowitz pour y retrouver les connaissances perdues de l'ancien monde. Ses recherches ont porté leurs fruits et la civilisation bénéficie désormais de « nouveaux » progrès techniques tels que le télégraphe, la dynamite ou les armes à feu. Du point de vue politique, la situation est de plus en plus tendue. D'un côté, l'Empire du Texarkana, qui a consolidé ses conquêtes du siècle précédent et s'affirme comme la puissance majeure du continent. De l'autre, la papauté, obligée de quitter la Nouvelle-Rome pour se soustraire à l'influence de l'empereur texark, et à présent en exil dans la ville de Valana. Entre les deux, les tribus de nomades que l'un et l'autre camp vont tenter de rallier à leur cause. À l'occasion de l'élection du nouveau pape, le conflit larvé va éclater au grand jour, conduisant inévitablement à la guerre. Témoin privilégié de cet affrontement entre les grands de ce monde, frère Dent-Noire Saint-Georges, simple moine à l'abbaye de Leibowitz, doutant de sa vocation, et qui verra sa vie bouleversée lorsque le cardinal Poney-Brun lui proposera de se mettre à son service et de l'accompagner à Valana.

Tous ceux qui ont lu Un Cantique pour Leibowitz seront sans doute d'accord pour reconnaître qu'il s'agit là d'un des livres majeurs de la science-fiction. Emblématique des peurs de son époque, il tranchait en outre sur la production S-F américaine des années cinquante par la noirceur de son propos, son pessimisme. On s'en doute, ce nouveau volume ne tient pas la comparaison face à son illustre prédécesseur. Il s'agit pourtant d'un fort bon roman. Miller décrit avec une profusion de détails et une bonne dose d'ironie cette société qui, au moment où elle retrouve la voie du progrès, renoue avec ses pires travers. Sur le fond, l'auteur a toujours aussi peu foi en l'homme, et même les institutions religieuses, qui autrefois jouaient un rôle capital dans la préservation des connaissances et au final assuraient la survie de l'humanité, ne sont cette fois pas épargnées, pas plus l'épiscopat, prêt à fouler au pied ses dogmes pour asseoir son pouvoir, que les moines de Leibowitz, imperméables aux mutations du monde qui les entoure et choisissant de s'abriter frileusement derrière leurs préceptes rigides plutôt que de se remettre en question. L'Héritage de Saint-Leibowitz raconte avant tout la quête d'un homme, Dent-Noire, qui, insatisfait des modèles de vie qu'on lui propose, n'aura de cesse de trouver sa propre voie. Là se situe la différence majeure entre les deux romans : alors que le premier dressait un réquisitoire sans concession à rencontre de la société dans son ensemble, le second s'intéresse essentiellement à l'individu et au sens qu'il peut donner à sa vie, malgré le monde. Derrière les mots, Walter M. Miller n'a jamais été aussi proche de nous.

Philippe BOULIER

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