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Les critiques de Bifrost

L'Homme qui mit fin à l'histoire

L'Homme qui mit fin à l'histoire

Ken LIU
LE BÉLIAL'
112pp - 9,90 €

Bifrost n° 84

Critique parue en octobre 2016 dans Bifrost n° 84

Futur proche. Evan, un historien, et Akemi, une physicienne, en couple, inventent un « scanner » quantique qui permet à un « témoin » de revivre un moment du passé du monde comme s’il y était lui-même. Limite : un moment revécu devient inaccessible à toute observation ultérieure (problème de la mesure en physique quantique). Mais qu’observer ? Et avec quels observateurs ? Pour Evan, d’origine chinoise, la réponse est vite évidente. Il faut exhumer la mémoire de l’Unité 731, l’Auschwitz – en pire – d’Asie, en y « renvoyant » des familiers des victimes. La néantisation des suppliciés est leur seconde mort ; elle doit cesser. De plus en plus obsédé par ce qu’il considère comme une mission, Evan ruine sa vie, met le monde en émoi – un moratoire international finit par être instauré sur l’usage de la machine –, et interroge le statut de l’Histoire comme science et idéologie.

Il y a tant d’idées dans ce texte qui se présente comme un documentaire qu’il est illusoire de vouloir les développer ici. On peut au moins en citer les objets. 1 : révéler aux lecteurs occidentaux les atrocités commises par l’armée japonaise à l’Unité 731. 2 : mettre en lumière le double déni de la Chine et du Japon sur les évènements de l’époque. 3 : pointer la responsabilité morale des USA dans le recyclage des tortionnaires. 4 : mettre en évidence le rôle éminemment politique de l’Histoire. 5 : discuter l’identité entre peuple concret et entité politique souveraine. 6 : questionner l’épistémologie historique. 7 : interroger la validité des témoignages directs. 8 : bouleverser le rapport entre Histoire et Mémoire au risque de détruire la première.

Ici, nous sommes dans l’intellectuel. Mais il y a aussi la partie humaine. Qu’éprouvent la nippo-américaine Akemi et l’en abyme sino-américain Liu ? Quelle place pour la culpabilité collective et individuelle ? Chacun est-il porteur d’une part de la responsabilité ? Quel rôle pour la repentance ? Quelles illusions faut-il bâtir sur soi et sa lignée pour pouvoir vivre heureux (voir « The Truth of Fact, the Truth of Feeling » de Ted Chiang) ? Individuellement et collectivement, vaut-il mieux tourner la page et aller de l’avant ou affronter les passés qui ne passent pas ?

Le style documentaire permet à Liu d’enfiler les questionnements en présentant un panel exhaustif des points de vue et des réactions. Par la brièveté des interventions, il évite l’écueil du voyeurisme. Par l’inclusion des acteurs, il met de la chair dans ce qui aurait pu n’être qu’un sec document administratif. Très documenté, ce texte est bien plus qu’un simple témoignage sur un fait peu connu des Occidentaux ou un monument aux victimes. Il remet les auteurs d’atrocité dans la sphère humaine, donc dans celle de la responsabilité, pointe la forme de dissociation cognitive qui permet la banalité du mal (Arendt, J. G. Gray, ou Genefort dans « Ethfrag »), et dénonce l’illusion consensuelle d’une Histoire oublieuse.

L’Homme qui mit fin à l’histoire était dans la shortlist du Hugo 2012 pour la meilleure novella. Moins politique et plus consensuel, Un pont sur la brume de Kij Johnson gagna. Qu’importe. Le Liu est aussi un grand texte qui prouve que la SF est d’abord une littérature d’idées.

Éric JENTILE

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