Fidèle au défunt groupe Limite, la Volte fait partie des rares maisons d'éditions à jouer véritablement un rôle de prescripteur. Après avoir lancé plusieurs auteurs désormais incontournables dans le paysage francophone (Damasio et Beauverger en tête), l'éditeur se penche sur le cas Philippe Curval — quatre-vingt ans au compteur — dont l'influence se fait toujours sentir en France et dont l'œuvre parle pour elle-même. Si Curval fait partie des rares à publier aussi bien en S-F qu'en blanche, c'est surtout grâce à sa plume brillante, ses idées tordues et sa façon toute personnelle de se frotter au réel. Avec L'Homme qui s'arrêta, recueil de dix nouvelles écrites sur une période de trente ans, la Volte nous donne l'occasion de relire Curval, un Curval intime, dont l'écriture s'axe ici sur le principe du journal. Ces journaux ultimes — comme le signale la couverture — jouent sur le registre du bizarre, du fantastique, de la folie, du rêve et parfois même d'une certaine forme de psychanalyse. Possession, schizophrénie, sexe et violence, Curval ne s'interdit rien et son exploration mentale fourmille d'idées épatantes. Hélas, le traitement strictement littéraire (style, construction et développement) pêche par une certaine désuétude et une façon d'envisager la vie tristement artificielle. Les personnages de Curval ressemblent à s'y méprendre aux illustrations précédant chaque nouvelle : des collages maladroits et peu rigoureux, des perspectives décalquées et, au final, une fausse réalité mal fichue qui dérange plus qu'elle n'intrigue. De fait, les nouvelles alignent leurs fantômes de héros en carton-pâte, animés maladroitement dans un décor en stuc poussiéreux. Du toc, donc, impression désagréable renforcée par les noms, les situations et les dialogues qui frisent parfois le ridicule. Ainsi, quand l'homme est épuisé ou énervé, la femme lui demande abruptement : « as-tu des contrariétés ? » Bref, si la littérature singe le réel, Philippe Curval embarque son lecteur dans un réel voilé et un recueil raté. Raté parce qu'aucun texte n'est crédible, raté parce que tous se révèlent prodigieusement ennuyeux. De « Pourquoi ressusciter ? » (où le narrateur ressuscite son père pour régler ses comptes avec lui) à « Lafuma extra strong » (où un écrivain fatigué lit un étrange manuscrit) en passant par « L'Homme qui habitait une chambre de bonne avec un Picasso » (sorte de descente aux enfers avec carte postale du Mexique), on en vient parfois à se demander si Curval ne se fout tout simplement pas de notre gueule, tant les chutes sont prévisibles dès le départ. Ici, rien n'existe, ni les gens, ni le décor. Même constat pour le très sexuel et très ridicule « Le Pénis d'ivoire dans son étui de cuir noir », texte mettant en scène un homme aux prises avec une ancienne malédiction, et dont l'imbroglio général masque mal le vide. C'est évidemment dommage, dans la mesure où les thèmes abordés par l'auteur restent universels. Curval n'a plus rien à prouver, sans aucun doute, mais ce recueil résonne tristement. Peut-être aurait-il fallu l'oublier, le laisser dormir ou le réserver aux inconditionnels. Les curieux se rabattront sur le très bon Lothar Blues, disponible en « Ailleurs & Demain ».