Alan MOORE
ACTUSF
128pp - 19,00 €
Critique parue en octobre 2020 dans Bifrost n° 100
[Critique commune à La Guerre des trois rois et L’Hypothèse du Lézard]
L’Hypothèse du lézard et La Guerre des trois rois sont les deux premiers titres d’une nouvelle collection initiée par ActuSF au printemps 2020. Ainsi que le suggère son intitulé (Graphic), elle se propose d’éditer de courts romans qu’accompagne un ensemble inédit d’illustrations. Les unes s’étalant en pleine page, les autres s’entrelaçant avec le texte, elles sont pour l’essentiel en noir et blanc, ou plutôt gris. Puisqu’ActuSF a fait le choix d’imprimer le tout sur un papier à la teinte nébuleuse, censée évoquer celle des pages marquées par le temps de quelque précieux incunable. Un projet éditorial dont participent encore les reliures rigides et les signets en tissu écarlate de ces volumes, destinés à leur donner une allure tenant à la fois du beau livre et du grimoire.
L’Hypothèse du lézard fut une première fois publiée par Les Moutons Électriques en 2005, dans une belle traduction de Patrick Marcel. ActuSF a repris celle-ci, rendant heureusement justice à ce contre cruel de fantasy. Le récit se déroule en des temps plus qu’incertains, dans la cité de Liavek. Un lieu imaginé par un collectif d’auteurs – Steven Brust, Gregory Frost et Robin Hobb –, et dont Alan Moore s’est emparé de manière toute personnelle, y injectant nombre de ses obsessions, dont certaines parmi les plus sombres. L’Hypothèse du lézard a pour théâtre « la Maison des Horloges », poétique toponyme sous lequel se dissimule la plus courue des maisons closes de Liavek. C’est à sa tenancière, Madame Ouish, qu’a été vendue par sa mère une enfant du nom de Som-Som. Après avoir subi une étrange opération mêlant magie et chirurgie, affectant aussi bien ses traits que son esprit, Som-Som devient dès lors une courtisane destinée à satisfaire la clientèle sorcière de la Maison des Horloges. Fantasy oblige, c’est en effet à des demandes très particulières – mêlant fantastique et érotisme – que doivent répondre les « pensionnaires » du bordel de Madame Ouish. Parmi ceux-ci, l’on compte encore Raura Chin et Foral Yatt. Le premier possède des dons métamorphiques lui permettant aussi bien d’évoluer entre masculinité et féminité, que d’incarner au plus près les fantasmes de ses clients. Quant au second, s’il ne semble posséder que pour seul atout sa beauté, cette sorte de gigolo se vend à des vieillardes d’une inquiétante monstruosité… Entre deux de ces passes hors-normes, Raura Chin et Foral Yatt en viennent à s’éprendre l’une de l’autre. Le couple semble ainsi dessiner la possibilité d’un authentique amour dans cette Maison des Horloges où ce sentiment n’est, d’habitude, qu’une marchandise parmi d’autres. Mais l’idylle se muera peu à peu en un douloureux cauchemar, dont Som-Som sera pour partie le témoin. Une descente aux enfers dans laquelle une énigmatique sphère de cuivre recélant (peut-être) un lézard jouera, entre autres éléments bizarres, un rôle décisif… Pour mettre en images pareil univers, dans lequel Éros et Thanatos se lovent l’un dans l’autre, où le désir fait le lit de la domination, le dessin se devait d’être aussi sensuel qu’âpre. Autant de qualités qui font défaut au graphisme de Cindy Canévet, trop doux. Trop rond serait-on encore tenté de le qualifier, tant il échoue à restituer les angles acérés de la sadienne géométrie amoureuse de L’Hypothèse du lézard…
Si La Guerre des trois rois ne convainc pas plus, la faute n’en incombe pas tant à ses illustrations qu’au texte. Se déroulant dans la France renaissante sur fond de guerres de religion, cette novella inédite de Jean-Laurent Del Socorro imagine les fondements magiques d’événements réels que sont les assassinats du duc de Guise et d’Henri III, ainsi que l’accession au trône d’Henri IV. Le tout est vu et narré par « N’a-qu’un-œil », membre de la Compagnie du Chariot, une bande de mercenaires que sa Capitaine, l’intrépide Axelle, a mis au service d’Henri III. Tenant à la fois de l’enquête historique et de la fantasy, La Guerre… peine à combiner les deux genres. Fort riche en informations, le récit laisse trop peu de place à la fiction, prenant in fine la forme d’une série de vignettes documentaires. Autant de qualités et de défauts que reflète fidèlement le dessin de Marc Simonetti. Si son trait assuré campe avec une précision virtuose lansquenets et architectures gothiques, il ne se dégage guère de souffle des scènes ainsi croquées…
Les débuts de la collection « Graphic » n’enthousiasment donc guère. Reste à espérer que ses prochains titres marient plaisirs littéraire et visuel avec davantage de bonheur…