Scott WESTERFELD
J'AI LU
352pp -
Critique parue en janvier 2024 dans Bifrost n° 113
Dans l’univers de Westerfeld, on détermine le statut des IA via un quotient, dit de Turing : en-dessous de 1, vous n’êtes qu’un objet, qui peut donc avoir un propriétaire – un maître –, vous êtes une machine certes intelligente mais pas consciente, qui ne peut en aucun cas désobéir aux règles et à l’humain ; au-dessus, vous devenez une personne, libre de choisir son sort. Chéri est le tuteur de Pasque, la fille adolescente d’un courtier en information. Pour mieux évaluer l’évolution et les progrès de son élève, il prend la forme d’une résille microscopique recouvrant tout son corps et mesurant ses paramètres physiologiques. Il « vit » ainsi les émotions et le chemin parcouru par son élève vers l’âge adulte, ce qui se reflète sur sa propre évolution : son quotient de Turing monte sans arrêt, conduisant son propriétaire à vouloir effacer sa personnalité, pour éviter de devoir payer une nouvelle IA. Pour franchir le seuil qui lui donnera sa liberté, Pasque et lui entament l’interaction ultime : une relation sexuelle permise par le métamorphisme de la résille qu’habite Chéri, qui n’observe plus les stimuli, mais devient le stimulus.
Deux cents ans plus tard, les IA en devenir sont désormais guidées avec bienveillance vers l’individualité, protégées par la loi. Chéri est devenu un expert en art, spécialisé dans les originaux en cette ère où tout peut se copier. Tout, sauf la personnalité d’une IA, qui n’est pas un banal code informatique mais est encodée dans la topologie de son noyau métacosmique, un univers de poche artificiel. Quand des œuvres d’une IA qui, comme Chéri, s’est jadis extirpée par elle-même des brumes du stade pré-intelligent/ conscient, font surface, inédites, indiscutablement authentiques mais clairement fabriquées après sa toute aussi incontestable destruction lors d’un attentat, le doute n’est plus permis : quelqu’un a réussi ce qui est techniquement impossible, a transgressé le tabou, a copié une IA. Chéri mènera l’enquête, vivant dans le même temps une relation sado-maso extrême avec Mira, agent expédié par les « divinités » IA (les premières à être devenues pleinement conscientes) ayant pour mission de détruire la technologie de copie.
L’IA et son double s’ouvre sur une allégorie très habile du coming of age si fréquent en SFFF (sans compter celle de l’esclavage), se poursuit sur une réflexion vertigineuse sur ce qui fait de nous ce que nous sommes (y compris sur ce qui fait d’une personne moins qu’un humain), prend de l’ampleur en tant qu’étude de la psychologie des IA (Chéri, le Sculpteur, le Fabricant) ainsi que sur la forme de paix qu’apporte l’absence de souvenir (dans une perspective que ne renierait pas Iain M. Banks), pour se terminer quand est atteint un niveau inédit d’évolution et d’émancipation pour elles. En un mot : grandiose !