Corinne MOREL DARLEUX
LE PASSAGER CLANDESTIN
176pp - 19,00 €
Critique parue en janvier 2025 dans Bifrost n° 117
[ Ce billet porte sur L'Imaginaire au pouvoir et Philofictions ]
À l’automne 2024 sont parus deux essais ayant en commun de s’intéresser à la science-fiction et à ce que ce genre peut apporter pour nous amener à voir plus loin que l’horizon actuel, incertain et passablement obscurci par les populismes, la montée de l’extrême-droite, les guerres, sans oublier le réchauffement climatique et l’effondrement de la biodiversité.
Si les idées se transmettent volontiers par les essais, la littérature a ceci de précieux qu’elle peut les encapsuler et les rendre sous une forme plus aisément assimilable. Rien d’étonnant donc à ce que la SF détienne, selon Vincent Gerber — historien de formation et grand connaisseur de l’œuvre de l’essayiste écologiste libertaire américain Murray Bookchin —, un potentiel politique immense. Sous-titré « Science-fiction politique et utopies », L’Imaginaire au pouvoir trace un cheminement jalonné des œuvres emblématiques du genre, s’attardant en particulier sur Les Dépossédés d’Ursula K. Le Guin et la « Culture » de Iain M. Banks. Pour l’auteur, la science-fiction n’a rien d’une sous-littérature mais, sans être divinatoire, peut nous avertir, mettre en lumière les défaillances du système et, surtout, ouvrir les possibles. Si cet essai n’apprendra pas grand-chose aux amateurs éclairés du genre, il n’en constitue pas moins une lecture instructive et enthousiasmante, écrite de manière très accessible et richement référencée.
Philofictions, d’Ariel Kyrou, sous-titré « Des imaginaires alternatifs pour la planète », suit un parcours similaire, ponctué de quatre haltes sur des œuvres marquantes — Le Ministère du futur de Kim Stanley Robinson, la série télévisée Watchmen, L’Aube d’Octavia E. Butler et Visite de Li-Cam. Dans cet essai, Ariel Kyrou y propose le concept de « philofiction », c’est-à-dire une « fiction à haute portée philosophique ». Qu’on n’aille pas croire pour autant que ce terme recouvre les plus ardus des romans : en soi, n’importe quel texte doté d’une proposition imaginaire forte envers notre avenir peut y correspondre. Ardu, en revanche, cet essai l’est davantage que celui de Vincent Gerber, Ariel Kyrou avançant de nombreux concepts au fil des pages et requérant l’attention pleine et entière de ses lecteurs — mais pour qui veut bien s’accrocher, la réflexion proposée est passionnante.
Ce sont là deux essais qui soulignent l’importance de la littérature de science-fiction et son potentiel à, comme diraient d’aucuns, « désincarcérer » le futur ou proposer des lignes de fuite. Ariel Kyrou et Vincent Gerber n’ont toutefois rien de doux rêveurs voyant dans la SF une fin en soi : Gerber le souligne, « écrire un roman avec l’idée de devenir un influenceur d’opinion représente sans doute le meilleur moyen d’échouer dans cette double entreprise. » Et Kyrou d’ajouter : « Ouvrir les devenirs plutôt qu’en enfermer les possibles suppose plus que jamais l’amour des fictions, à la fois différentes et inséparables des faits. » À lire et méditer… avant de se retrousser les manches.