Nghi VO
L'ATALANTE
128pp - 12,50 €
Critique parue en avril 2023 dans Bifrost n° 110
Pas plus que le soleil ou la mort, la vérité des évènements ne semble pouvoir être regardée fixement : il n’y a que les neixin de l’abbaye des Collines-Chantantes – ces petits animaux doués de parole et d’une mémoire parfaite – pour avoir l’orgueil de croire qu’elle ne les aveuglera pas.
Depuis la résidence impériale bordant le lac Écarlate, une vieille domestique surnommée Lapin l’observe de manière oblique. Lapin a servi et partagé les vicissitudes de la princesse barbare In-yo, écartée de la cour par son époux après lui avoir donné un héritier. L’adelphe Chih tente de recueillir les souvenirs de cet exil, dont chaque épisode est narré en débutant par la description de menus objets du quotidien. L’histoire de In-yo, indissociablement liée à celle de l’empire Anh, est un si gros morceau qu’il peut paraître incongru de s’y attaquer avec la description d’une robe, d’un plateau de jeu ou d’un balai cassé. Mais raconter une telle vie absolument, la guerre, l’abandon ou la désolation, n’est-ce pas dans son ensemble une entreprise incongrue et hors d’échelle ? C’est précisément l’incongruité de cette perpétuelle digression qui fait tout l’à-propos de la confession, et sa sortie d’échelle qui, par la précision distanciée du regard et la matière intimiste de la phrase, la rétablit dans sa justesse. À travers l’inventaire des petits riens et l’immersion dans le détail, les mots de la servante remontent, comme les bulles lâchées par les poissons du lac Écarlate, vers le tout. Toute la gloire du monde se trouve dans un sac de litchis, semble nous dire Lapin ; et toute sa misère et son absurdité, pourrait-on ajouter, dans les déplacements d’un ministre ou d’un mage de guerre impérial…
La manière dont Nghi Vo décrit ses personnages dans leur environnement est à la fois minutieuse et liquide. Leur petit théâtre intime se dilue dans la grande scène de l’Histoire, comme les souvenirs de Lapin dans une conscience infiniment sensible et solitaire. Tout de retenue et de violence feutrée, le récit se décompose et se recompose par ellipses ou non-dits, et ces savants détours finissent par ressusciter non pas le temps, mais l’humanité – momentanément – perdue.