Ceci est l’histoire d’une vie, et de ses errances à travers le temps. Le narrateur, Alesandro Sussken, originaire de Glaund, est le cadet d’une famille de musiciens. Alors que, suite à une guerre qui s’éternise contre le Faianland, son frère aîné Jacj, jamais démobilisé, cesse de donner des nouvelles, Alesandro devient un compositeur à la renommée grandissante. Sa source d’inspiration lui vient de trois îles de l’Archipel du Rêve visibles au loin, inaccessibles non seulement à la connaissance en l’absence de carte (en raison, dit-on, d’anomalies gravitationnelles), mais interdites aux continentaux par la junte militaire de l’impitoyable Madame, la généralissima Flaauran. Une certaine porosité culturelle existe toutefois, puisque Sussken se procure L’Aviateur perdu, l’album d’un rocker, And Ante, qui a médiocrement plagié sa musique. Mais voilà qu’une tournée où musiciens, compositeurs et chefs d’orchestre sont invités à donner des concerts sur quelques-unes des innombrables îles fournit l’occasion de visiter l’Archipel. Si les autochtones sont avenants, la bureaucratie est pesante et pointilleuse : les voyageurs sont sommés de présenter à chaque escale leur visa ainsi qu’une barre dont il faut ne jamais se séparer, un cylindre de bois poli serti de fins tracés indiquant parcours effectué et durée du séjour, réactualisé par les contrôleurs.
Au terme de neuf semaines enchanteresses ayant inspiré des œuvres à venir, séjour encore agrémenté par une brève liaison avec une pianiste, Sussken connaît, comme les autres, un retour traumatisant : plusieurs années se sont écoulées à Glaund. Ses parents sont décédés, sa femme l’a quitté, lasse de n’avoir jamais reçu de ses nouvelles, qu’il a pourtant régulièrement adressées. Aucune explication n’est donnée aux voyageurs qui ignoraient tout des distorsions temporelles entre les îles. Ils avaient bien constaté le double affichage horaire dans les cabines à bord des navires, sans y attacher plus d’importance, comme ils avaient remarqué les énigmatiques désœuvrés qui hantent les abords des bureaux d’enregistrement – sans comprendre leur rôle.
Fuyant un présent devenu étouffant, Alesandro n’a d’autre choix que de reprendre clandestinement la route des îles et de frayer avec ces adeptes qui traînent dans les ports, couteau au poignet, proposant contre rémunération de rétablir les écarts de graduel pour effacer un incrément ou un détriment, en gravant de nouveaux traits sur la barre et en imposant au voyageur des tours et des détours incompréhensibles avant tout nouvel embarquement.
Le familier de Priest aura compris qu’il s’agit d’une nouvelle incursion dans « L’Archipel du Rêve », riche de nombreux motifs renvoyant aux œuvres précédentes, à L’Adjacent comme aux Insulaires lorsque sont nommés des personnes et des lieux, fascinants effets de moirage avec de constants dédoublements et répétitions qui déconcertent tout en induisant une forme de familiarité.
Mais il s’agit moins ici de découvrir des aspects étonnants de quelques îles de l’Archipel que d’effectuer un troublant voyage à travers les multiples formes du temps. Ce n’est probablement pas pour rien que le patronyme du narrateur est déformé en Suskind, du nom d’un physicien en mécanique quantique, ni que le nombre de chapitres, 79, avoisine la durée moyenne d’une vie. Tout le monde vit sur plusieurs lignes temporelles à la fois : elles se trouvent ici spatialisées dans la complexe géographie de l’Archipel, tant chez Priest chaque intrigue se résout par le voyage, lequel s’inscrit avant tout dans une durée (comme le rappelle la célèbre première phrase du Monde inverti : « J’avais atteint l’âge de mille kilomètres. ») L’Archipel devient ainsi une lecture onirique de la réalité, forcément mouvante et plurielle, où s’aventure le narrateur en quête de sens : « Je ne voyageais que pour mettre de la distance derrière moi, pour gagner sur la distance qui restait à parcourir. Distance et temps : le temps absolu, le temps de bateau, mon temps. »
C’est en même temps une réflexion sur la création artistique, qui aborde les aléas de l’inspiration, le problème de l’interprétation, mais aussi du plagiat (plagie-t-on par admiration ?), les rapports avec la chaîne de production, le leurre des travaux de commande laissant officiellement toute latitude à l’auteur pour s’exprimer, l’ambiguïté des motifs de reconnaissance par le public. Comme en témoigne ce récit aux fluctuants contours autobiographiques, l’Archipel du Rêve est le territoire où Priest puise son inspiration mais aussi son identité, les îles formant « un modèle, un schéma, une structure (…) qui, tout en ayant leur existence propre et distincte, composaient un ensemble. »
C’est cet espace fragmenté, diffracté, qui, une fois de plus, séduit et fascine, à la façon d’un kaléidoscope dont on ne finit pas d’admirer les images. De livre en livre, Priest ne cesse de surprendre et de donner à méditer.