En soi, la vie de Wheeler Burden mérite d’être racontée. Fils d’un héros de la guerre mort sous la torture nazie, et d’une analyste jadis proche de Freud reconvertie dans l’agriculture, Wheeler éclaire chaque âge de sa vie par un don particulier. Au prodige de base-ball succède le leader du groupe rock Shadow Self, via un passage obligé par Harvard, ainsi que l’exige sa grand-mère, issue d’un milieu aisé et conservateur mais au comportement excentrique. Lorsque débute le récit, Wheeler a abandonné ses précédentes existences comme un lézard ses mues successives, afin de se consacrer à la mise en forme des notes de son professeur si charismatique, Esterhazy dit Haze. Dix ans de travail pour une publication qui devient un best-seller, Fin de siècle, récit vécu de la grandeur et de la décadence de Vienne. Lors d’une tournée de dédicaces à travers le pays, Wheeler est victime d’un incident qui le propulse dans la Vienne de 1897. Sans rien d’autre que la maîtrise de la langue et une bonne connaissance de la ville acquise auprès de son mentor, le héros va connaître d’étranges aventures qui lui feront croiser Freud, Mahler, ou Adolf Hitler âgé de huit ans. Mais surtout, il se trouvera au cœur d’un nœud de causalités qui agiront en profondeur sur le devenir de sa famille.
Le début du livre est trompeur parce qu’il vous renvoie loin en arrière, à une époque de votre vie où vous aviez de grandes chances, en ouvrant un livre de science-fiction, de lire un chef-d’œuvre, simplement parce que votre culture dans le domaine n’était pas très étendue. Et, de fait, on croit longtemps à une sorte d’hybride réussi de L’Affaire viennoise, de Keith Oatley, et du classique écrit par Jack Finney, Le Voyage de Simon Morley. Las, le récit connaît aux deux tiers une véritable chute de rythme dont il ne se remet pas jusqu’à la fin. De plus, il souffre du même défaut que La Carte du temps de Félix J. Palma, là aussi un récit intelligent et bien écrit qui privilégiait trop souvent l’exhaustivité documentaire. Or, dans le genre littéraire particulier qu’est le voyage dans le temps (qui semble d’ailleurs connaître un nouveau souffle), il est primordial de ne pas sacrifier l’histoire à l’Histoire, ce qu’a parfaitement compris un maître du genre comme Poul Anderson. Le roman offre une lecture agréable, fait montre d’une certaine astuce dans la gestion des paradoxes, qui n’égale toutefois pas la maestria d’Audrey Niffenegger dans Le Temps n’est rien. L’auteur nous dit avoir mis trente ans à écrire son roman. Comme il est parfaitement réussi aux deux tiers, il lui aurait fallu quinze années de plus.
Reste enfin un point, qui n’a rien à voir avec le roman et tout avec son éditeur français. Sur la quatrième de couverture, il est dit qu’Adolf Hitler a six ans au moment des faits, soit en 1897. C’est une erreur, Hitler étant né le 20 avril 1889. Or, ce n’est pas une donnée divergente de l’intrigue puisque dans le corps du texte, l’âge est exact. Il s’agit donc bien d’une erreur navrante et très inquiétante. On parle d’Hitler, ce qui supposerait de la part d’un éditeur français un minimum de considération à l’égard des millions de victimes, simplement en évitant ce type de bourde imbécile dans la rédaction d’un résumé.