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Les critiques de Bifrost

L'invention du représentant de la planète 8

Doris LESSING
LA VOLTE
20,00 €

Critique parue en octobre 2020 dans Bifrost n° 100

[Critique commune à Les Agents sentimentaux de l’empire volyen et L’Invention du représentant de la planète 8]

Avec les publications de L’Invention du représentant de la Planète 8 et des Agents sentimentaux de l’Empire volyen, La Volte propose désormais l’intégrale de « Canopus dans Argo : Archives », cet ample cycle de science-fiction créé par Doris Lessing comptant cinq volumes. Participant du même imaginaire que celui des trois romans précédents (cf. Shikasta, Les Mariages entre les zones trois, quatre et cinq,et Les Expériences siriennes), L’Invention… et Les Agents… dépeignent à leur tour un univers essentiellement dominé par deux planètes : Canopus et Sirius. Toutes deux fortes de formidables acquis scientifiques leur permettant de se jouer du temps et de l’espace, elles ont imposé aux milliers de mondes les entourant une domination démiurgique.

Parfois même, ces astres impérialistes ont engendré ex-nihilo certaines des nations qui leur sont soumises, à l’instar de celle de la Planète 8, fruit de la puissance canopéenne. Ayant pour protagoniste et narrateur Doeg, l’un des « indigènes » de la Planète 8, L’Invention… adopte, à l’instar des Mariages entre les Zones Trois, Quatre et Cinq (cf. Bifrost n°92), le point de vue des dominés. Assumant la charge de « Représentant » – sont ainsi désignés les dirigeants sur la Planète 8 –, Doeg porte un regard d’abord empreint de confiance sur ceux à qui son « espèce devait sa présence sur ce monde ». Doeg et les siens ne sont-ils pas redevables à Canopus de former « un peuple grand et agile, au corps fin et solide, affublé d’une peau brune, d’yeux noirs et de longs cheveux raides et ténébreux » ? Soit une harmonieuse beauté à laquelle s’accorde celle de leur planète qu’ornent, entre autres splendeurs, « les innombrables bleus du ciel, les verts infinis de la végétation, les rouges et bruns de [la] terre, les montagnes luisantes de pyrites et de quartz ».

Mais advient un jour un accident sidéral qui bouleverse l’heureux équilibre de la Planète 8. Son climat idéalement tempéré laisse place aux rigueurs croissantes d’un hiver sans fin. Un monde nouveau que l’écriture de Doris Lessing continue à dépeindre de manière évocatrice, discrètement poétique, mais sur un mode désormais tragique : « Tout était blanc, blanc, blanc, blanc autour de nous, et bientôt les cieux s’emplirent de neige – et la blancheur était une horreur, une torture ». Un temps aidés par Canopus à s’adapter, Doeg et son peuple sont bientôt abandonnés par leur « étoile maternante ». Dès lors, leur lutte de plus en plus désespérée pour la survie revêt les douloureuses allures d’une ascèse, au sens le plus spirituel du terme… Car si L’Invention… imagine d’abord avec une force certaine les mutations environnementales et anthropologiques induites par cette « époque de la Glace », son récit se teinte ensuite de mysticisme, jusqu’à en faire son seul propos. Peut-être inspirées par le soufisme dont Doris Lessing était une familière, les longues considérations de Doeg sur l’origine de la conscience ou son destin dans l’au-delà paraîtront sans doute excessivement ardues à certains lecteurs. Et peut-être auront-ils quelque difficulté à goûter le roman jusqu’à son terme. Tel fut, en tous cas, celui de l’auteur de ces lignes qui suggérera donc de ne pas aborder « Canopus dans Argo : Archives » avec cette Invention… semi-réussie car parfois par trop sibylline…

De même, on déconseillera la lecture des Agents… à celles et ceux qui veulent s’initier à l’univers de « Canopus ». Plus (pire ?) encore, on ne le recommandera pas même aux amateurs et amatrices du cycle de Doris Lessing. Cette fable politique – le ton en est aussi ironique que celui de L’Invention… est grave – sur la puissance délétère de l’idéologie amusera, peut-être, celles et ceux qu’intéresse pareille question. À condition, toutefois, de maîtriser le (trop) dense tissu de références historiques tapies dans les discours tenant lieu de narration à une (trop) grande partie du roman. Quant aux fans d’imaginaire science-fictionnel, il est à craindre que l’elliptique évocation de quelques allers-retours interplanétaires ne suffise pas à les combler…

Trop théorique, pas assez romanesque, Les Agents… n’est cependant que l’unique volume dispensable de « Canopus dans Argo : Archives ». Une saga dont les autres tomes font la démonstration toujours stimulante, souvent même splendidement passionnante, de la capacité de la SF à interroger – entre autres thèmes – le rapport à l’autre sous ses formes les plus diverses…

Pierre CHARREL

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