Connexion

Les critiques de Bifrost

L'Inversion de Polyphème

Serge LEHMAN
LE BÉLIAL'
112pp - 9,90 €

Critique parue en juillet 2025 dans Bifrost n° 119

Serge Lehman fut, avec entre autres Roland C. Wagner et Ayerdhal, l’un de ceux qui revivifièrent la SF francophone dans la dernière décennie du millénaire, alors qu’elle s’était doublement fourvoyée — avec la NSFPF (Nouvelle Science-Fiction Politique Française), puis avec le mouvement néo-formaliste, appelé « littératurant » par ses détracteurs. Après de belles années 70 à 85, la SF crevait. L’Imaginaire s’était alors réfugié dans le fantastique et l’horreur. Les jeunes auteurs d’alors comprirent vite que pour tenir debout, tout texte doit reposer sur au moins trois pattes : le style, la narration et la problématique. Surfant sur les succès des années 70, la NSFPF ne se préoccupa plus guère que de ce troisième aspect, bien qu’elle hébergeât aussi des auteurs de qualité à l’instar de Jacques Boireau, Joëlle Wintrebert ou Jean-Pierre Hubert. En réaction, les années 80 virent apparaître un néoformalisme dont le groupe Limite fut emblématique, axé avant tout sur la qualité de l’écriture, la recherche du style. Là encore, les meilleurs (Francis Berthelot, Jacques Barbéri, Emmanuel Jouanne ou Jean-Claude Dunyach) furent ceux qui ne s’y limitèrent point. Pendant ce temps, le Fleuve Noir « classique » perdurait encore. On y racontait des histoires, mais force est de convenir que des auteurs tels que Max-André Rayjean, Daniel Piret ou Georges Murcie ne forçaient nullement leur talent littéraire. La nouvelle génération d’auteurs comprit qu’il fallait écrire au moins correctement, raconter une histoire de SF, mais renvoyant aussi aux problèmes du monde contemporain et donc des lecteurs. Serge Lehman s’imposa comme le théoricien de ce courant néonarratif. Ce fut la période où la banlieue sud de Paris, surtout l’Essonne, devint une nouvelle terre fantastique, tout particulièrement dans l’œuvre de Lehman. L’Inversion de Polyphème en est sans nul doute l’un des exemples les plus resplendissants.

L’été 77. Quelques ados de 13 ans, désœuvrés, qui ne partent pas en vacances, se préparent à deux longs mois d’ennui en lâchant la bride à leur imagination florissante. Une cabane dans les bois où planquer les bouquins de SF et les BD fauchées chez le libraire du coin…

L’Imaginaire est là frappant de réalisme, au point que l’on peut subodorer une certaine dimension autobiographique. Combien d’ados de ces années 70 finissantes n’ont pas vécu quelque chose de semblable ? C’est sur cette trame digne du « Club des Cinq » que vient se greffer une dimension — au sens propre — science-fictive. La perception d’une dimension supplémentaire qui nous vaut l’évocation du célèbre roman d’Edwin Abbott : Flatland. Pas grand-chose ? Il n’en faut pas davantage à Serge Lehman pour offrir au genre l’une des meilleures novellas francophones de ces trente dernières années.

Aux yeux de votre serviteur, qui a plus ou moins le même âge que Serge Lehman, ce texte découvert et grandement apprécié lors de sa parution originale dans le n° 5 de Bifrost n’a pas pris une ride. Qu’en sera-t-il de générations plus jeunes ayant vécu des adolescences différentes ? Impossible à dire. Mais à défaut d’une évocation de leurs jeunes années, ils pourront y découvrir un passé enfui, une ancienne manière d’être jeune, d’un temps où l’on construisait son imaginaire avec son imagination pour seul outil plutôt que de le recevoir clef en main.

 

Jean-Pierre LION

Ça vient de paraître

Avatar – Exploration scientifique et culturelle de Pandora

Le dernier Bifrost

Bifrost n° 120
PayPlug