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Les critiques de Bifrost

L'Œil dans le ciel

L'Œil dans le ciel

Philip K. DICK
ROBERT LAFFONT
318pp - 10,50 €

Bifrost n° 18

Critique parue en mai 2000 dans Bifrost n° 18

C'est au début de l'année 1955 que Dick entreprend la rédaction d'un manuscrit qu'il termine en deux semaines et qu'il intitule With Opened Mind. Comme souvent, c'est Don A. Wollheim, alors responsable éditorial des fameux « Ace double », qui va imposer le titre définitif : Eye in the Sky. Publié en 1957, le roman paraît sous la forme d'un volume double, titre honorifique permettant à l'éditeur de rendre hommage à la qualité du texte.

L'idée originale est, du propre aveu de Dick (dans sa bibliographie commentée publiée dans Science et Fiction n° 7/8 [Denoël] et disponible sur le site internet Le ParaDick), « volée à L'Univers en folie de Fredric Brown et adaptée ». Pourtant, le fossé semble grand entre ces deux œuvres : à la parodie de S-F déjantée Dick va opposer un voyage à travers la psyché de plusieurs personnages et créer des mondes divergents à faire pleurer d'envie un scénariste de Sliders.

Le point de départ de l'intrigue est un bon exemple de la façon dont l'auteur conçoit le genre : pour lui, l'extrapolation scientifique n'est qu'un moyen d'arriver à ses fins, de mener son intrigue vers les terrains vierges qu'il veut explorer. L'artifice utilisé ici est l'explosion dans le Bévatron du déflecteur de rayon à protons à proximité de sept visiteurs et de leur guide. Gisant au sol, inconscient, chaque personnage va être en mesure (sans que Dick se soucie de donner une quelconque explication à cela), de créer un monde et de l'imposer aux autres. Ainsi, chaque protagoniste qui redevient conscient fait basculer ses compagnons d'infortune dans un monde qui lui ressemble et qui émane de sa psyché.

C'est Jack Hamilton, homme ordinaire qui vient de perdre son emploi d'ingénieur à cause des supposées sympathies communistes qu'entretiendrait sa femme, c'est Jack, donc, que Dick va choisir pour servir de relais et donner à voir au lecteur les mondes fantasmatiques qui vont être traversés. Tour à tour, ce sont la société religieuse intégriste de l'ancien combattant Horace Clamp, le reflet tout en guimauve du réel émanant de Mrs. Pritchett et le monde paranoïaque de Joan Reiss qui vont être mis en scène par l'auteur. Le dernier « univers parallèle » sera celui où Dick va dénoncer à la fois le régime totalitaire communiste et la chasse aux sorcières, autrement dit les deux extrêmes qu'il réprouve.

Comme dans tout bon roman de Dick, une fille aux cheveux noirs va se mêler de la partie. Il s'agit ici de Silky, une vamp qui va, bien entendu, évoluer aux fils des mondes traversés par les personnages. Quelques morceaux de bravoure dickiens sont aussi au programme, citons pêle-mêle : la désagrégation du monde par énumération de catégories dans une surenchère verbale proprement hallucinante, un effet de désorientation en forme de spirale dans un escalier (qui ne l'est pas, lui, en spirale), un envol en parapluie débouchant sur une vision cosmique, une machine qui reproduit tout en quantités supérieures, la chute de lettres d'un slogan communiste qui vont mettre le feu à une maison, etc. Malgré le nombre d'idées folles que semble contenir ce roman, jamais le lecteur ne se retrouve dans une position de désorientation. Tout est magnifiquement agencé par une construction romanesque remarquable.

Ce roman marque un tournant dans la carrière de Dick car il est le premier où la question qui sous-tendra toute son œuvre future, « qu'est-ce qui est réel ? », se pose avec autant d'acuité. Sur le strict plan littéraire, ce texte est une pure merveille de composition et révèle un trait marquant du style de l'auteur. En effet, en faisant se suivre plusieurs mondes correspondants aux personnages qui les émettent, Dick fait figurer dans son texte, consciemment ou non, les relais de narration qui serviront de base à l'utilisation de la multifocalisation, trait caractéristique de l'œuvre à suivre. Chaque personnage dont l'univers est décrit devient ainsi le « narrateur » de sa propre histoire. L'intrigue romanesque suit donc pas à pas l'écriture d'un texte telle que la pratique l'auteur. L'importance de ce roman n'est donc peut-être pas là où on la cherche. Sans doute se situe-t-elle dans l'élaboration d'un style, d'une méthode de travail, et ce même si, à 28 ans, Dick est déjà un grand écrivain.

Laurent QUEYSSI

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