Roland C. WAGNER
LIVRE DE POCHE
480pp - 7,75 €
Critique parue en septembre 2002 dans Bifrost n° 27
Kerl a passé quarante-sept ans et six mois dans l'espace. Quand il revient sur Terre, il s'empresse de revoir la femme qu'il a aimée, Sue. Contrairement à lui, Sue n'a pas vieilli ; elle se prostitue et regarde le monde avec des yeux morts. Est-elle immortelle à cause de son conditionnement ou s'agit-il d'un clone forcément incapable de se souvenir de ce qui s'est passé cinquante ans auparavant ? Kerl trouvera facilement la réponse, mais il lui restera alors à reconquérir l'amour de Sue et à comprendre ce qui est arrivé à son ami Manuel Garvey, un autre professionnel du voyage spatial. Une enquête qui débutera dans un monde écrasé par le néo-puritanisme, un monde au sein duquel rôde le Fouinain, un extraterrestre énigmatique et goguenard, porteur d'un lourd secret :
« Il se retrouva assis face à moi, le menton au niveau de la table, son appendice nasal démesuré s'écrasant sur la surface rugueuse. Il me paraissait à la fois extraordinairement humain et parfaitement étranger. Son nez disproportionné, ses mains à quatre doigts et son corps aux contours élastiques, que dissimulait un habit vert à la coupe imprécise, sortaient tout droit d'un dessin-animé de l'époque héroïque. » (page 16)
Tout comme Les Olympiades truquées de Joëlle Wintrebert, Poupée aux yeux morts (qu'on se refusera à appeler L'Œil du Fouinain dans cette critique, le titre grotesque dont est affublé cette réédition) a gagné son statut de classique de la science-fiction française, non pas à cause de ses qualités littéraires (réelles), mais à cause du nombre de ses rééditions (voici la troisième) et de sa pagination (mon dieu, mais c'est énorme ! ?).
Il y a beaucoup à dire sur ce livre (son décor, ses péripéties, ses sauts spatio-temporels), mais je me limiterai aux choses les plus marquantes, aux traits les plus saillants. Pour commencer, il est, de la première à la dernière page, impossible de croire à l'âge du narrateur — soixante-trois ans. Kerl est tout simplement un personnage de trente ans (l'âge de l'auteur au moment de la rédaction du livre). Ce qui ne serait pas si grave si la lecture n'était pas rendue pénible par une abondance de références dont l'auteur s'aperçoit lui-même (« Restez dans votre coin, fichues références » — une jolie confession que l'on lira page 15). Cette avalanche de détails — souvent marrants — contribue, certes, à créer un monde passionnant, mais enlise parfois une action déjà anémique (mon dieu, que c'est long à démarrer). Autre problème, qui n'a rien de littéraire, Poupée aux yeux morts ne s'adresse qu'aux trois mille lecteurs fans de science-fiction pur et durs… qui l'ont pour la plupart déjà lu. Car le véritable sel de ce livre, sa réelle puissance, se trouve dans son nombre hallucinant de trouvailles, clins d'œil, hommages plus ou moins déguisés. En vrac : les cartoons, Theodore Sturgeon, Robert Heinlein, The Rocky Horror Picture Show (Let's do the time warp again), Le Jour où la Terre s'arrêta (Wags barada niktö)… Un tsunami qui culmine dans les chapitres XIX et XXI, très réussis.
Au final, Poupée aux yeux morts est un livre-paradoxe, à la fois riche et lent, ennuyeux et passionnant, trash et tendre ; une œuvre pleine d'humour qui ravira les amateurs éclairés de bière spatiale et de pseudopodes amicaux. Sa réédition (mollement retravaillée… ça aurait mérité d'être dégraissé de cent pages) permet de mesurer le chemin parcouru par un auteur attachant, Roland C. Wagner, dont le meilleur livre, quoi qu'il en dise, reste L'Odyssée de l'espèce (récemment réédité chez L'Atalante).