Homme discret s'il en fut, ce polytechnicien, ingénieur de son état et vieux garçon, a distillé, dans une réclusion obstinée, une œuvre rare hélas tombée dans un relatif oubli duquel quelques acharnés tentent de l'arracher depuis peu. Ainsi Serge Lehman, en 2006, qui choisit d'inclure l'un de ses romans — Les Signaux du soleil — dans son anthologie monstre Chasseurs de chimères (cf. critique d'Ugo Bellagamba dans le Bifrost n°45). Ainsi Laurent Genefort, qui annonce Joyeuses apocalypses pour le premier trimestre 2009, omnibus à paraître dans sa belle collection « Trésors de la SF », chez Bragelonne, qui réunira trois romans (La Guerre des mouches dans sa version de 1938, L'Homme élastique et La Guerre Mondiale numéro trois, ce dernier titre étant inédit !) et six nouvelles (dont cinq inédites). Ainsi aujourd'hui les éditions de l'Arbre Vengeur, avec cet indispensable Œil du purgatoire, augmenté de la préface que Bernard Eschasseriaux avait signée pour la réédition de 1972 chez « Ailleurs & Demain ». Le vrai plus produit étant, incontestablement, les illustrations d'Olivier Bramanti, qui a parfaitement su saisir la noirceur atrabilaire de Spitz. Petit tour de force, d'ailleurs, que d'ajouter à la perfection ombrageuse de ce chef-d'œuvre.
C'est volontiers en noir et blanc (après tout, cet Œil… fut écrit en 1945) et, pourquoi pas, sous les traits de Pierre Fresnay, qu'on se représenterait Jean Poldonski. Peintre évidemment maudit, il porte sur ses semblables un regard empreint d'un mépris rageur. Fermement convaincu que son génie le prive, tout autant qu'il le préserve, de la fréquentation du vulgaire, il vit presque reclus, attendant que l'évidence de son immortel talent s'impose d'elle-même au monde. Finalement, plus poseur qu'artiste, il laisse son ressentiment nourrir sa misanthropie. Clairement bipolaire, il passe de courtes phases d'euphorie à de sombres périodes de dépression.
C'est par hasard qu'il va faire la connaissance de Christian Dagerlöff. Le vieil homme, qu'il prend d'abord pour une sorte de professeur Nimbus, s'avère en fait n'être qu'un garçon de laboratoire à l'Institut Pasteur, qu'un deuil a définitivement fait divorcer de la réalité. Ce dernier prétend avoir percé le secret du voyage dans le temps. Pas par le biais d'une machinerie quelconque, non, mais plus étrangement via un parabacille cultivé sur la moelle du lièvre de Sibérie. La théorie de Dagerlöff est simple : selon lui, toutes les créatures ne vivent pas dans le même temps. Ainsi, l'oiseau qui s'envole alors que le chasseur épaule a-t-il la capacité d'anticiper sur le temps dudit chasseur, et donc de s'enfuir. Le vieil illuminé prétend être parvenu à isoler sur le lièvre de Sibérie un parabacille qui, injecté à un homme, lui permettrait d'accélérer dans le temps à mesure que le germe se développerait et prolifèrerait dans son organisme.
Les incroyables révélations de Dagerlöff ne parviennent toutefois pas à distraire Poldonski de la seule chose qui l'intéresse vraiment : lui. Arrivé à la conclusion que ce monde vulgaire et insensible au Beau n'est plus pour lui, il choisit d'en finir. Son suicide programmé, il s'en ouvre au vieux laborantin au cours d'un des dialogues de sourds qui lient bizarrement les deux hommes, l'un et l'autre enfermés dans leurs obsessions respectives. Dagerlöff décide de tester son invention sur le peintre. Comme il ne peut trouver prétexte à une injection, il va se contenter de la lui appliquer sur les yeux avec un mouchoir imbibé de sa solution. Commence alors pour Poldonski un étrange voyage. Puisque si ses yeux voient bien le futur, son corps, lui, reste ancré dans le présent.
Et étrange est bien le mot qui décrit le mieux ce court roman. On y retrouve la plume précise de Spitz, celle de La Guerre des mouches, probablement son livre le plus connu. On savait qu'il portait sur l'Homme un regard sans illusions (cf. « Les Anticipateurs », rubrique de Fred Jaccaud in Bifrost n°52 et 53), mais la première partie de L'Œil du purgatoire nous révèle une misanthropie qui ne peut se résumer à une simple licence artistique. Il met une telle méticulosité dans la détestation de son prochain — qu'il semble mépriser avec la précision maniaque d'un entomologiste fou —, qu'on pense à un Cioran qui aurait délaissé, pour une fois, l'aphorisme. Spitz a le même sens de la formule, de l'image. De la provocation aussi. Oppressant tout autant qu'admirable, ce long préambule à l'histoire n'est qu'une diatribe brillamment haineuse et cynique qui pourra, j'imagine, sortir du texte les plus optimistes (ou les moins lucides, c'est selon) des lecteurs.
Puis, comme une épiphanie, l'administration par Dagerlöff du parabacille semble éclairer le monde d'une lumière neuve. « Il m'arrive une aventure extraordinaire : je m'éveille guéri ! », écrit Poldonski en ouverture du troisième chapitre. Au passage, on notera comment Spitz se dégage de cette extrême misanthropie, l'assimilant à une maladie. Le procédé pourrait être facile, si l'on n'en venait bien vite à trouver éminemment suspecte l'euphorie nouvelle de son héros. Se baladant ainsi entre les antipodes de la sociabilité, Spitz éveille notre méfiance, et cette félicité retrouvée sera, au final, toute aussi malsaine que l'acrimonie quinteuse qui avait présidée aux prémices du récit. D'autant plus qu'elle va très vite se heurter aux effets du parabacille de Dagerlöff.
Dès lors, à la noirceur aigre des premiers chapitres succède un surréalisme qu'on pourrait facilement qualifier de merveilleux s'il ne s'attachait pas expressément au morbide, à la déliquescence de toutes choses. C'est évidemment l'effet premier du sérum, qui va révéler à Poldonski le pourrissement, le délabrement des lieux, mais aussi celui des corps, puis enfin la mort et la finitude ultime de tout ce qui l'entoure. Et même si, très habilement, Spitz ne manque jamais de rappeler que tout cela n'est qu'une sinistre illusion neurochimique, comme Poldonski nous ne parvenons plus à faire la part des choses, et avec lui, nous nous acheminons vers l'inéluctable mais sublime apothéose de ce court roman. Molle apocalypse privée, où le temps n'est plus rien. Où rien n'est plus rien.
L'Œil du purgatoire dérange, bouscule. Jacques Spitz y démontre toute sa singularité et le génie de son écriture. Paradoxe, au fond, que de s'offrir avec une telle application à la lecture de ceux qu'on estime si peu. C'est le cri poussé dans le désert par tous les grands misanthropes, modulé ici avec une telle perfection qu'il porte l'exécration au rang d'art majeur. Que l'Arbre Vengeur décide de sauver cette perle noire est une chance à ne rater sous aucun prétexte. Livre rare et rigoureusement indispensable, rendu plus indispensable encore par le formidable travail d'Olivier Bramanti, qui œuvre ici au cœur même des ténèbres, brossant l'encre dans la masse pour lui arracher dans la douleur l'image qu'elle renfermait. Immanquable1.
Notes :
1. On précisera pour les curieux que ce roman de Jacques Spitz a récemment été adapté en BD par Jean-Michel Ponzio aux éditions Carabas, en deux tomes sous le titre Dernier Exil. [NDRC]