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Les critiques de Bifrost

L'Oiseau moqueur

Walter S. TEVIS
GALLMEISTER
336pp - 10,40 €

Critique parue en juillet 2021 dans Bifrost n° 103

C’est donc L’Oiseau moqueur que Gallmeister a choisi pour introduire Walter Tevis dans sa collection « Totem », dans une réédition qui n’a guère revu que le titre. Une opportunité heureuse pour ce roman moins connu du répertoire de Tevis, et qui, contrairement à L’Homme qui venait d’ailleurs, n’a pas fait l’objet d’une adaptation sur grand écran – quand bien même il pourra bénéficier du succès de la mini-série Le Jeu de la dame sur Netflix, elle-même adaptée d’un autre titre de l’auteur. Ce roman choral, centré sur la côte est des États-Unis, est porté par trois protagonistes témoignant chacun à sa façon des derniers temps d’une humanité agonisante. Plus de quarante ans après sa parution, ce n’est ni par le style d’écriture – certes efficace, mais mécanique, dépouillé – ni par son thème que l’ouvrage se démarquera. Il s’inscrit en effet dans la droite ligne des grands classiques de l’anticipation dystopique parus avant lui, ce qui ne l’aura pas empêché d’être nommé aux prix Locus et Nebula en 1981.

Le récit frappe d’abord par sa mélancolie, caractéristique des textes de l’auteur, exprimée ici par un jeu de contrastes. Alors que l’humanité dépérit, Paul Bentley s’éveille à une vie dont il redécouvre les joies simples avec une ingéniosité toute enfantine, et une curiosité insatiable. Il ouvre enfin les yeux sur ce monde étrange, où les robots paraissent parfois plus humains que leurs créateurs. Ainsi l’androïde Spofforth désire mourir mais, privé de cette capacité, subit une existence hantée par le besoin d’accéder aux souvenirs d’un autre. Mary Lou comprend-elle l’ironie cruelle de cette quête, elle qui appartient à une espèce qui s’est totalement désintéressée des siens ? C’est pourtant cette dernière, développant avec chacun des relations intimes très différentes, qui leur permettra de se rejoindre, de se comprendre. Le roman est ainsi parsemé de moments touchants, évocateurs de ce que l’auteur tient pour essentiel : la liberté, contre toute forme d’aliénation. Liberté de choisir, de penser, d’apprendre, d’aimer… de vivre.

Si le récit est proche de Fahrenheit 451 en ce qu’il sacralise le rôle du livre comme vecteur essentiel de transmission, l’aspect dystopique du roman n’implique ni autoritarisme, ni totalitarisme. Walter Tevis postule au contraire l’extinction d’une humanité abandonnée à une servitude volontaire vers laquelle elle se serait laissé dériver au fil de ses choix. Le désintérêt pour l’écriture et la lecture, encouragé par l’exhortation à un individualisme extrême, a privé les individus de toute volonté de se souvenir ou de découvrir quoi que ce soit. Chacun vit replié sur ses besoins immédiats, aliéné aussi bien par les principes individualistes que par les drogues ou la télévision, en quête d’un bonheur insipide et factice. L’avenir est quant à lui abandonné aux mains de robots dysfonctionnels. Dans cette fuite en avant, l’espèce s’éteint de ne plus s’intéresser collectivement à son sort, chacun vivant dans l’indifférence de ses semblables comme de son environnement.

Mais loin de se complaire dans le fatalisme, L’Oiseau moqueur se montre empreint d’espoir. Pour conjurer les dérives d’un confort illusoire apporté par le tout-technologique, Walter Tevis y défend une poursuite collective du bonheur. L’être humain, animal social, ne saurait se passer de la richesse née de la rencontre et du lien avec le vivant. Il suffit pour cela d’un peu de curiosité, cette éternelle étincelle qui pourrait bien un jour sauver un monde à l’agonie.

Camille VINAU

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