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Les critiques de Bifrost

L'Ombre de l'hégémon

L'Ombre de l'hégémon

Orson Scott CARD
L'ATALANTE
424pp - 19,50 €

Bifrost n° 30

Critique parue en avril 2003 dans Bifrost n° 30

L’Ombre de l’Hégémon est un livre raté. La narration reste heureusement le domaine de prédilection d’Orson Scott Card, ce qui rend la lecture de la suite de la Stratégie de l’ombre (livre par ailleurs remarquable) agréable et incite à tourner la page. Mais cela ne suffit pas. L’auteur a pour habitude de servir une littérature morale, mais jamais il n’avait commis de livre aussi moralisateur et présomptueux.

Il se proclame ici ouvertement docteur ès géopolitique.

L’action se déroule sur Terre, où se retrouvent les dix lieutenants d’Ender et son frère Peter, qui deviendra Hégémon. Neuf de ces lieutenants sont enlevés par les Russes, manipulés par Achille, l’ennemi mortel de Bean découvert dans la Stratégie de l’ombre. Seul ce dernier parvient à s’échapper, accompagné de sœur Carlotta. Bien vite, Achille ne conserve que Petra, l’unique subordonnée féminine d’Ender. Deux récits s’entremêlent alors. D’une part, la quête de Bean, allié à Peter Wiggin, pour délivrer la jeune fille  des  griffes  du psychopathe. D’autre part, la lutte pour la domination   de   la Terre que se livrent Achille et Peter, utilisant pays et dirigeants comme des pions sur un échiquier, à grand renfort d’alliances stratégiques, de manœuvres diplomatiques et d’opérations militaires.

Card explique dans sa postface que « trop souvent, malheureusement, les romanciers qui s’intéressent aux grands dirigeants du passé tombent dans le travers inverse : capables d’imaginer les motivations individuelles, ils possèdent rarement le fonds de connaissances factuelles et la compréhension des forces historiques nécessaires pour entourer leurs personnages d’une société plausible. La plupart des tentatives sonnent ridiculement faux. » (p. 412) Contrairement à lui, qui a saisi l’Histoire par la grâce d’un livre qu’il conseille : « prenez le temps de vous plonger dans ce livre extraordinairement éclairant, Guns, Germs and Steel, dont la lecture devrait être obligatoire pour tous ceux qui écrivent des ouvrages historiques ou des fictions fondées sur le passé, afin qu’ils apprennent les règles de base qui régissent l’histoire. » (p.411)

Cette manière, en définitive désarmante de naïveté, de juger ses homologues comme de se prétendre, lui, parfaitement au fait des subtilités historiques, pollue de bout en bout son ouvrage, qui, une fois lu, ne rend cette postface que plus grotesque encore. Sa vision de la géopolitique mondiale est simpliste et manichéenne. Les affrontements et joutes diplomatiques entre les différents pays mis en scène sont entièrement soumis au bon vouloir d’Achille et de Peter. Les forces historiques semblent n’être que la stricte émanation de volontés individuelles aisément isolables. Même si les USA sont volontairement mis à l’écart du concert des nations, ce camouflage dissimule mal une vision fondée sur une grille de lecture américanocentriste : sans surprise aucune, la Russie et la Chine sont des pays agresseurs.

De plus, si un monde d’enfants était crédible dans les étoiles, on ne croit pas une seule seconde que des préadolescent, même surdoués, jouent avec les dirigeants de la planète réduits au rang de quasi arriérés mentaux. Enfin, Card n’a pu s’empêcher de se transformer en prédicateur. Sœur Carlotta lui permet d’assener ses convictions chrétiennes. Les pages 88 et 89 sont ainsi un vaste prêche où l’on peut lire, entre autres, qu’aux yeux de Dieu, « le pire pour une existence humaine se produit lorsqu’une personne embrasse le péché et rejette le bonheur qu’offre Dieu. Donc, sur les millions de vies qui risquent de s’éteindre au cours d’une guerre, seules sont tragiques celles qui s’achèvent dans le péché. »

Que les auteurs défendent des opinions et les expriment est une excellente chose. La littérature sert à faire réfléchir, à susciter le débat. Las, au terme de L’Ombre de l’Hégémon, bien loin d’être interpellés par des interrogations pertinentes, on se sent écrasés par la Vérité, qui, telle une masse, s’abat sur nos pauvres cerveaux probablement trop peu développés pour l’accueillir.

Jérôme FAAS

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