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Les critiques de Bifrost

L'Outsider

Stephen KING
ALBIN MICHEL
24,90 €

Critique parue en juillet 2019 dans Bifrost n° 95

La cuvée 2018 de Stephen King a d’abord comme un goût de roman (très) noir. L’Outsider débute par l’enquête menée par les policiers de Flint City — une ville imaginaire de l’Oklahoma, venant enrichir l’atlas kinguien des États-Unis — sur le meurtre de Frank Peterson, onze ans. Sur l’échelle de l’atrocité (si tant est qu’il en existe une), cet homicide atteint le sommet, peut-être même le dépasse. Le garçonnet a été violé avec une extraordinaire brutalité, avant d’être tué de manière aussi violente. De solides indices et témoignages aboutissent à l’arrestation de Terry Maitland, à la plus grande surprise de la population de Flint City. Père de famille exemplaire, enseignant respecté, qui plus est entraîneur de l’équipe junior de base-ball, Maitland était jusque-là tenu dans la plus haute estime communautaire.

L’ombre de James Ellroy plane alors sur L’Outsider : par sa violence hardcore et par sa construction. Le roman prend au début, pour l’essentiel, la forme d’une succession de rapports d’interrogatoires. De cette accumulation d’archives apocryphes résulte une narration languide, faisant de ces premières pages les moins convaincantes du livre. Mais lorsque L’Outsider quitte le domaine du Noir pour s’engager dans celui du roman à énigme, il devient irrésistiblement prenant. La contre-enquête menée par Alec Pelley, le privé diligenté par l’avocat de Maitland, révèle que ce dernier se trouvait à des centaines de kilomètres de Flint City, le jour du crime. Ce dont atteste un indiscutable faisceau de preuves et de témoins, parmi lesquels Harlan Coben himself, surprenante guest-star de L’Outsider. Ainsi placé sous le signe de l’auteur de Ne vous retournez pas, le roman fait encore référence à Agatha Christie et Rex Stout, semblant s’inscrire un peu plus dans le registre du mystère criminel le plus impénétrable…

Mais L’Outsider se détache bientôt de ces divers patronages pour devenir enfin éminemment kinguien. Car ainsi que l’écrit le romancier, s’appropriant une citation fameuse de Conan Doyle : « Une fois que vous avez éliminé le naturel, ce qui reste est forcément surnaturel. » Basculant dans un fantastique haletant et tragique, L’Outsider retrace dès lors la confrontation d’une poignée de défenseurs et défenseuses du Bien avec une incarnation du Mal le plus pur. D’essence démoniaque, celle-ci tire sa force destructrice d’une société étasunienne souffrant de maux quant à eux tout à fait réels. Par touches éparses, L’Outsider dresse le portrait discrètement documentaire d’une Amérique mise à mal par la crise de 2008 et par la présidence Trump. Et dans laquelle les minoritaires — enfants, étrangers, femmes, vieillards — sont les victimes les plus fréquentes d’un Mal se déployant de manière virale. Mais c’est aussi chez ces dominés que King recrute des membres du commando partant à l’assaut du monstre. Comptant notamment un flic latino (Yunel Sablo), le groupe est emmené par Holly Gibney, la véritable héroïne du roman. Empruntant ce beau personnage d’enquêtrice atypique à sa « Trilogie Bill Hodges », King achève ainsi d’inscrire L’Outsider dans sa propre mythologie. Un cru kinguien qui, une fois passée son attaque un peu molle, procure un enivrant plaisir de lecture.

Pierre CHARREL

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