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Les critiques de Bifrost

Éon

Gérard KLEIN
LIVRE DE POCHE
706pp

Critique parue en juillet 2025 dans Bifrost n° 119

Ce billet évoque les livres : Éon, Éternité et Héritage.

C’est au mitan des années 1980 que la carrière de Greg Bear décolle réellement, avec La Musique du Sang, roman suivi en cette même année 1985 d’Éon, premier volume dans l’univers de l’Hexamone. Ce cycle rassemble donc Éon, une suite, Éternité (1988), et un préquel, Héritage (1995). Les deux premiers romans forment un tout, et il est préférable de les lire dans la continuité, tandis que le dernier est relié de façon plus lâche, tout en apportant un éclairage intéressant.

Dans Éon, Bear renoue avec la grande tradition de la science-fiction débridée qui nous emporte dans un univers lointain, peuplé d’êtres étranges. Malgré certaines allusions à la Guerre froide qui semblent un peu datées (ou prémonitoires, pour les plus pessimistes…), le roman s’est établi comme une référence absolue et ne devrait laisser aucun lecteur sur le bord de la route !

Au début du XXIe siècle, un événement bouleverse l’humanité : la découverte d’un astéroïde creusé (le « Caillou ») qui contient sept vastes chambres de dimensions colossales, avec des biosphères associées. Celles- ci sont alignées le long d’une artère appelée la « Voie » qui s’avère être un couloir s’étendant à l’infini, des portes ouvrant vers des mondes où coexistent des races extraterrestres en guerre et les lointains descendants de l’humanité. Ce récit se double d’une uchronie, puisque le Caillou fait l’objet des convoitises des superpuissances mondiales : son exploration est administrée par des équipes internationales qui vont entrer en concurrence et en arriver au conflit. Bear intègre ici un événement catastrophique, un échange nucléaire limité, en 1993, entre l’Union soviétique et les États-Unis, aboutissant à la destruction partielle de l’Europe et du Royaume-Uni. Appelé « la Petite Mort » par les protagonistes du roman, ce cataclysme explique les tensions entre les troupes américaines, russes (en la personne complexe du colonel Pavel Mirski) et chinoises déployées sur le Caillou, dont les gouvernements tentent de percer les secrets pour se les approprier. Une bibliothèque (la version extraterrestre de celle, légendaire, d’Alexandrie) sera l’objet de toutes les convoitises, car elle renferme des avancées technologiques inestimables. Bear met en scène des personnages mémorables, en particulier la mathématicienne latina Patricia Vasquez, spécialiste de la topologie non euclidienne, qui découvrira les secrets de cet espace infini renfermé dans l’astéroïde et finira par s’y perdre.

Ce roman constitua un véritable événement lors de sa parution, tant par son ampleur, sa densité et son mélange particulièrement réussi de plusieurs registres, tout en y intégrant un contexte géopolitique très crédible à l’époque (même si Bear n’avait pas imaginé la chute du mur de Berlin, puis l’effondrement du bloc soviétique au tournant des années 1990). Éon constitue donc un classique de la SF, nominé pour le prix Arthur C. Clarke millésime 1987 et dont le sense of wonder est perceptible à chaque page.

Publié trois ans plus tard, Éternité poursuit les découvertes initiées dans Éon, mais en se concentrant sur les implications du multivers, car la Voie constitue une porte d’entrée vers des univers parallèles. On y retrouvera avec plaisir Patricia Vazquez sur une Terre alternative, l’Oikoumënë, où les civilisations grecques et de l’Égypte antique se sont mêlées sous la tutelle d’Alexandre le Grand. Sa fille Rhita a hérité de ses dons de mathématicienne et prendra le relais dans l’aventure, tout en commettant une terrible erreur de jugement… Ici, Bear approfondit l’analyse des fac- tions qui existent dans cette société du futur — l’Hexamone — notamment entre les Geshels, des transhumanistes qui prônent un dépassement de l’humain par la technologie (avec la mémorisation de personnalités décédées qui se mêlent aux vivants) et la branche conservatrice des Nadéristes (une référence à un personnage bien réel, le politicien Ralph Nader, candidat malheureux aux présidentielles américaines de 1996 à 2008). Malgré leurs dissensions, les factions de l’Hexamone devront faire bloc contre l’ennemi commun, les terribles Jarts, venus d’outre-espace. Les lointains descendants de l’humanité sont ainsi lancés vers un avenir plus prometteur, à des dizaines de milliers d’années de nous, sur la Voie qui les conduira vers un idéal ultime de société, en naviguant dans le multivers et en opérant les meil- leurs choix possibles. L’intrigue est foisonnante, parfois avec certains excès, et les chapitres alternent entre les différents points de vue, ce qui donne un rythme volontiers  étourdissant. Malgré ces quelques réserves, le récit reste un excellent moment de lecture avec une conclusion satisfaisante.

Héritage peut se lire de façon indépendante, car Bear dissémine dans ce préquel les clefs de lecture nécessaires. On y découvre l’un des personnages des deux précé- dents romans, Olmy Ap Sennon, dans ses années de jeunesse. Il est envoyé par l’Hexamone en mission d’espionnage sur la planète Lamarckia, où un groupe de dissidents, mené par un certain Lenk, tente d’établir une colonie. Le roman décrit un écosystème complexe, avec des organismes vivants, les écoïs, à la limite de la compréhension humaine. Le récit est centré autour des lois de l’évolution, des équilibres fragiles des écosphères, et de l’aveuglement des humains qui vont à l’encontre des lois de la Nature. Des analogies avec « Dune » et le mystère du cycle de l’épice peuvent être établies, mais elles prennent ici la forme d’une quête d’une hypothétique « reine-mère » de ces créatures étranges qui peuplent Lamarckia. Bear sacrifie parfois la narration et la construction de ses personnages au bénéfice de grands exposés évolutionnistes, une marotte typique de l’auteur, qu’il explorera aussi dans deux autres romans, L’Échelle de Darwin (1999) et sa suite Les Enfants de Darwin (2003). Plus dispensable que les deux premiers livres du cycle, Héritage intéressera donc davantage les amateurs de récits d’« éco-fiction » et de planet opera qui prennent leur temps !

Les éditeurs anglo-saxons ont publié une intégrale « The Way » rassemblant les trois romans ainsi qu’une nouvelle (« Le Chemin de tous les fantomes ») qui y est rattachée, mais toujours pas de recueil omnibus en VF ! Un manque qu’on espère comblé un de ces jours, le décès assez récent de Bear, à l’automne 2022, pouvant paradoxalement conduire à remettre son œuvre sous le feu des projecteurs.

 

Olivier BÉRENVAL

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