L’Usine n’a pas sa majuscule pour rien. Elle s’étend aux dimensions d’une ville, voire d’un pays, traverse un fleuve et englobe une forêt. On y trouve tout ce que l’on trouverait dans une ville, des restaurants aux laveries automatiques, faune et flore, et même une mythologie qui lui est propre. L’Usine est l’alpha et l’oméga pour ceux qu’elle emploie – et leurs familles, qui, dans un marché du travail saturé et brutal, célèbrent l’embauche avec des larmes dans les yeux. Ceci même si personne ne semble savoir ce qu’elle produit au juste et si la fonction des travailleurs eux-mêmes dans ce grand ensemble demeure au moins aussi ambiguë.
Le cas de Yoshio Furufué en est une éloquente démonstration. Biologiste spécialiste des mousses, il est embauché sur cette base en vue d’un vague projet de végétalisation des toits – mais il est seul dans son service, il n’a pas d’instructions, de deadlines ni de comptes à rendre, et n’en est pas moins payé, plutôt bien, pour ce travail fantôme.
Yoshiko Ushiyama, étudiante en lettres (et probable décalque de l’autrice ?), illustre quant à elle davantage l’inadéquation entre formation et ambitions d’une part, et la réalité concrète du travail d’autre part. Elle, elle finit au service reprographie, et sa seule tâche consiste à passer des myriades de documents à la déchiqueteuse jour après jour ; elle n’a pas besoin de réfléchir.
Un troisième personnage, enfin, incarne un intérim perpétuel, et a pour fonction de corriger des documents sans rime ni raison, dont il ne voit pas bien en quoi ils sont liés à l’Usine, et dont il ne sait pas ce qu’ils deviennent ensuite. Parmi ces documents, il trouve notamment des rédactions d’écoliers sur la faune unique de l’Usine – oiseaux, rongeurs et lézards endémiques, aux caractéristiques propres.
C’est peu dire que ce premier roman de Hiroko Oyamada évoque la manière de Kafka. L’Usine, si l’on pouvait seulement la voir de l’extérieur après l’embauche, pourrait aussi bien être Le Château ; les trois narrateurs alternatifs n’ont certes pas la vaine combativité d’un Joseph K. dans Le Procès, mais, en dernier ressort, ils ont tous quelque chose de Gregor Samsa, en revanche. Et peut-être le personnage de Gotô, le responsable des ressources humaines, participe-t-il de la figure mystique du démiurge incompréhensible que l’on devine parfois à l’arrière-plan des œuvres de l’auteur tchèque. La parenté est affichée — au point, à vrai dire, où elle en devient problématique.
Car on est en droit de se demander ce que ce texte, qui a été accueilli par un torrent de louanges, nous apporte au juste. Passé un vague malaise initial, dont la curiosité n’est pas absente, L’Usine se complaît délibérément dans un style fade et terne, et dans l’exposé de situations d’une extrême banalité. Bien sûr, cela fait sens dans le non-sens généralisé de l’Usine : il s’agit de mettre en scène l’aliénation, thème central, l’ennui, l’inadéquation, le manque de perspectives et d’objet, la déception qui s’installe et persiste, la dépression qui guette… Alors les personnages, tous d’une psychologie ultra-schématique, travaillent, ou pas, ils échangent du vide entre collègues pas plus subtilement définis, et ils mangent – beaucoup – vraiment beaucoup… Ils s’ennuient, le lecteur s’ennuie aussi : le concept fonctionne, si telle était bien l’intention, mais il a peut-être été poussé un peu loin, pour le coup.
Et quoi, au-delà ? Le travail est par essence aliénant et déshumanisant ? L’entreprise exerce un contrôle peu ou prou totalitaire sur ses employés, au point où la vie en dehors du travail relève de l’hypothèse… de travail ? Les jeunes diplômés sont condamnés aux bullshit jobs ? Et rien n’a de sens dans tout cela ? Ce ne sont pas exactement des idées neuves, encore moins des révélations.
La littérature n’a sans doute pas à se montrer toujours innovante pour séduire, et à vrai dire elle n’en a probablement pas les moyens. Et peut-être ces platitudes font-elles à leur tour partie du projet derrière le roman de Hiroko Oyamada. Mais il y a une deuxième couche : outre les thèmes, les outils eux-mêmes sont convenus – de l’absurde kafkaïen au « réalisme magique » minimal qui confère (forcément…) au récit des airs de fable, attendus et ternes, et, bien sûr, la platitude volontaire de l’écriture, la banalité des situations, le caractère unilatéral de la psychologie des personnages. On en sauvera peut-être un jeu sur la temporalité pas inintéressant, voire très à propos, mais guère plus.
Pourquoi tant de louanges, alors ? Une chose qui échappe de toute évidence au chroniqueur – car en l’état L’Usine, roman banal sur la banalité, fait surtout l’effet d’être au mieux médiocre.