Victor LAVALLE
LE BÉLIAL'
160pp - 9,90 €
Critique parue en juillet 2018 dans Bifrost n° 91
Au panthéon des plus fascinantes entités maléfiques de la littérature de genre, le Cthulhu de Lovecraft occupe une place à part. En témoignent les générations successives d’écrivains qui ont consacré tout ou partie de leur travail à lui rendre un culte. À une époque qui place l’originalité comme valeur suprême dans les arts, ce phénomène de continuation ne manque pas d’interpeller. Certains textes récents vont même encore plus loin, où il s’agit moins de continuer que de revisiter, en construisant à partir des briques de base (univers, personnages, créatures) une histoire inédite, mais en y faisant une place aux laissés-pour-compte du corpus original : pour simplifier, les non-wasps et les femmes.
Surfant sur cette vague, Victor LaValle se propose carrément, dans La Ballade de Black Tom, de réviser, c’est-à-dire de réécrire, la nouvelle « Horreur à Red Hook », notamment du point de vue d’un jeune afro-américain. « … Red Hook » est, de l’aveu d’HPL lui-même, un récit assez mineur relevant d’un occulte banal plutôt que de cette horreur cosmique qui a tant fait pour sa popularité. Ce qui le rend notable est le racisme obsessionnel exprimé par l’auteur, dans une langue hallucinée annonçant les dérèglements verbaux des « grands textes » ultérieurs. S’il réutilise les lieux, certains personnages principaux ainsi qu’une partie de la trame du texte souche, le récit de LaValle s’épanouit dans le contre-pied. Outre son refus d’assumer la méchanceté et la cruauté ouvertement malsaine du texte de Lovecraft, il l’inscrit sans ambiguïté dans le mythe de Cthulhu. C’est donc l’histoire de Tommy Tester, jeune croque-note de Harlem dans l’Amérique des Roaring twenties. Époque d’effervescence économique et culturelle, marquée aussi par une terrible ségrégation qui met sur la touche des pans entiers de populations noires ou immigrées. Tommy louvoie dans cet univers où l’opulence côtoie la plus grande misère. Il multiplie les combines pour payer les factures et assurer à son père, gravement malade, la fin de vie la plus digne possible. Jusqu’à mettre le nez dans les affaires d’individus fort peu fréquentables, qui lui feront franchir, au terme d’une initiation douloureuse, un degré supplémentaire dans l’aliénation.
Parmi les écrivains liés à la mouvance lovecraftienne, aucun bien sûr n’a repris à son compte les phobies raciales et réactionnaires du Maître. Certains ont pu toutefois envisager d’imiter ces fameux passages d’explosion stylistiques des « grands textes », où la prose, perdant toute retenue, fait naître peur et émerveillement par saturation des perceptions, annihilation de toute logique. Mais il est frappant de constater que dans ce registre HPL est resté inégalé. À cet égard, La Ballade de Black Tom porte nombre de stigmates de l’horreur cosmique d’exploitation récente, telle que formalisée dans Les Chroniques de Cthulhu (chez Bragelonne) : l’immersion échoue en partie puisque l’on imagine, on réfléchit toujours avant de voir et d’éprouver. Quitte à décevoir l’attente. Ici le modèle de la peur n’est plus cette sorte de fascination hypnotique née de la saturation et du dérèglement des sens, mais le récit fantastique à progression lente : écartés les traumas de la perception, il n’est question que de prosaïque (quoique tragique) réalité qui se fissure. Las, l’auteur ne retient de « … Red Hook » que l’opportunité de dénoncer le racisme et de jouer avec le mythe, ne parvenant pas à transformer l’épouvantable réalité sociale qu’il décrit en épouvante tout court, si ce n’est lors de quelques moments de bravoure claustrophobe vers la fin.
Dès lors la démarche même de réécriture peut interroger. N’y avait-il pas matière à produire, avec ces thèmes forts, un récit fantastique complètement dégagé de l’influence lovecraftienne ? Ou de transposer l’histoire dans un autre cadre, contemporain par exemple ? C’est d’autant plus frustrant que, sur le strict plan de la composition, l’auteur se montre d’une habileté redoutable.
Si ce choix de coller à l’intrigue de « … Red Hook » ressemble parfois à une impasse, il permet toutefois à LaValle de jouer à fond la carte de l’intertextualité et de faire jaillir une lueur nostalgique précisément là où on ne l’attendait pas, c’est-à-dire dans le regard différé du lecteur sur une mythologie (et ses acteurs) découverte quand il était lui-même plus jeune. Par éclairs, le récit d’horreur un peu convenu se mue alors en une adaptation convenable d’HPL, auteur ambigu dont on ne dira jamais assez à quel point il est plus qu’un écrivain fantastique et dont l’œuvre fut si régulièrement trahie par ses continuateurs — pour le pire ou le meilleur.