[Critique commune à La Ballade de la mer salée et Le Corbeau de pierre.]
Les bifrostiens et bifrostiennes amateur.e.s de Corto Maltese n’éprouveront aucune surprise à le voir figurer dans nos pages critiques. Quant à celles et ceux peu au fait de l’univers du marin maltais, on leur rappellera qu’il a beaucoup à voir avec les « mauvais » genres chers à Bifrost. La douzaine d’albums consacrée à la geste du gentilhomme de fortune ne relève pas du seul récit d’aventure. Dès La Ballade de la mer salée – le premier opus de la série réédité par Casterman dans une splendide version couleurs, comme les onze volumes suivants –, Hugo Pratt teinte son histoire, mêlant piraterie moderne, Grande guerre et amours impossibles, d’un fantastique discret. Encore diffus dans ce volume inaugural, cette propension au surnaturel se renforce dans les autres albums, notamment par la présence de l’occultisme. Hugo Pratt fait ainsi croiser la route de son héros avec celle de la sorcière Bouche-dorée dans Sous le signe du Capricorne. Par ailleurs fils d’une magicienne hispano-gitane, le marin révèle dans Fables de Venise des connaissances kabbalistiques, puis alchimiques à l’occasion des Helvétiques. En outre, le référent légendaire a été utilisé dans nombre de scénarii de Corto Maltese. Tel est le cas des Celtiques s’inspirant de la médiévale Matière de Bretagne et de Mû la cité perdue, placé sous le signe du mythe de l’Atlantide.
Ancré dans les littératures de l’Imaginaire par ses registres, le monde bédéistique de Corto Maltese l’est aussi par son rapport intertextuel et ludique à la fiction. Hugo Pratt compose ainsi une marqueterie agrégeant des références à des œuvres de l’Imaginaire les plus diverses – Les Helvétiques cite, par exemple, la littérature arthurienne et King-Kong – et des créateurs – Les Helvétiques, encore, met en scène Hermann Hesse –, devenant ainsi des personnages maltésiens. En brouillant les frontières entre son univers et ceux d’autres auteurs, de même qu’en abolissant les limites séparant fiction et réalité, Hugo Pratt adopte une démarche commune à nombre d’écrivains de l’Imaginaire contemporain. Une parenté que confirme la nouvelle de Léo Henry, « Révélations du prince du feu », incluse dans Le Diable est au piano (la Volte, 2013). Dans ce texte à la prose ciselée, l’auteur dévoile un épisode inconnu de l’existence de Corto Maltese et de Blaise Cendrars – l’enquête menée par le marin et l’auteur de Moravagine sur une série de meurtres rituels dans le Brésil des années 1920. Témoignant d’une belle intelligence de l’univers maltésien, « Révélations du prince du feu » constitue une déclinaison littéraire du personnage d’Hugo Pratt certainement brillante… et autrement plus séduisante que celles récemment proposées par Denoël.
L’éditeur a en effet (ré)inscrit à son catalogue deux romans ayant pour protagoniste le marin. Le premier, intitulé Corto Maltese, est pourtant l’œuvre d’Hugo Pratt lui-même : la transposition romanesque de La Ballade de la mer salée. Écrite en 1995 par le bédéaste, publié une première fois en français en 1996, elle revient sous une nouvelle couverture ornée d’une belle aquarelle du dessinateur. Hugo Pratt y fait certes montre d’une plume élégante. Mais cette Ballade de la mer salée littéraire échoue à enrichir l’univers fictionnel de Corto Maltese. Fondée sur un parti-pris de fidélité extrême à l’album, dont elle épouse la trame narrative et reprend les dialogues, cette novélisation s’avère pour l’essentiel redondante par rapport à la bande dessinée. Quant aux rares ajouts introduits par Hugo Pratt, ils appauvrissent la moderne Matière maltésienne dont la puissance de fascination bédéistique tient à un art consommé de l’ellipse, en détaillant inutilement les parcours biographiques de certains de ses personnages ou en dévoilant par trop leurs ressorts psychologiques. Déjà affadie par ces explicitations malvenues, La Ballade de la mer salée romanesque est aussi alourdie par de longs paragraphes didactiques sur le contexte historique ou les techniques maritimes.
Une emphase documentaire qui grève pareillement Le Corbeau de pierre de Marco Steiner, le second des romans maltésiens publiés par Denoël. Ce livre inédit, paru en Italie en 2014, est l’œuvre d’un collaborateur d’Hugo Pratt se qualifiant lui-même de « Wikipedia de Corto Maltese ». Le dessinateur le chargea en effet de mener des recherches documentaires nourrissant ses ultimes albums. On ne doute pas que Marco Steiner a réutilisé pour ce Corbeau de pierre une part non négligeable du matériau alors réuni… L’ex-documentaliste du bédéaste consacre dans son roman de nombreuses lignes à de doctes considérations historiques, géographiques ou même gastronomiques ; le chapitre 6, intégralement dévolu à l’histoire du marsala, constituant l’exemple le plus fastidieux de cette inflation informative. Bien évidemment, l’envahissant didactisme du professeur Steiner – l’auteur du Corbeau de pierre a emprunté son pseudonyme à l’universitaire fantasque, fidèle compagnon de Corto Maltese – nuit gravement au souffle narratif du roman. Ce que l’on regrettera d’autant plus que l’idée initiale du Corbeau de pierre s’avérait prometteuse. En imaginant cette première odyssée d’un Corto adolescent, s’initiant à l’aventure, à l’amour et à la magie lors d’un périple entre l’Irlande et la Sicile en passant par Venise, Marco Steiner aurait pu rajouter une page passionnante à la biographie fantasmée du Maltais…
Et c’est finalement du côté de la BD qu’on trouvera la plus stimulante variation maltésienne parue ces derniers mois : un treizième album de Corto Maltese, Sous le soleil de minuit (septembre 2015). Au scénario Juan Díaz Canales, dont la série « Blacksad » entrecroisait avec talent, comme Hugo Pratt, les « mauvais » genres. Au dessin Rubén Pellejero, qui respecte le graphisme prattien sans verser dans l’imitation servile. Belle réussite, Sous le soleil de minuit témoigne de la fécondité fictionnelle de l’univers initié il y a presque un demi-siècle par Hugo Pratt.