Connexion

Les critiques de Bifrost

La Bibliothèque Nomédienne

La Bibliothèque Nomédienne

Alfred BOUDRY, GAILLARDS D'AVANT (Les)
L'ATALANTE
639pp - 25,00 €

Bifrost n° 53

Critique parue en janvier 2009 dans Bifrost n° 53

Qui n'a jamais rêvé, devant une carte du monde ou un globe terrestre, face à l'immense étendue d'eau entre l'Asie et l'Amérique du Sud, suffisamment vaste pour contenir un territoire grand comme l'Australie, et au vide d'autant plus suspect que même les chapelets d'îles polynésiennes s'interrompent à cet endroit ? La logique et le bon sens voudraient que se trouve ici un continent. Et c'est précisément à la « reconstitution » de celui-ci que se sont attelés Alfred Boudry et les Gaillards d'avant, à savoir Poppy Burton, Graham Chadwick, Alain Guyard, Grégoire Hervier, Edwin Hill et Marc Vassart, qui imaginent, dans un avenir proche, qu'un crash informatique planétaire ayant duré deux ans a effacé la totalité des informations stockées sur le réseau, de sorte que celles relatives à la Nomédie ont disparu. Recensant les traces écrites encore disponibles, les chercheurs de la Nomédie ont réussi à exhumer vingt-quatre documents et une annexe qui évoquent ce continent non pas oublié, mais égaré.

La plupart consistent en des témoignages longtemps ignorés, souvent indirects, parfois altérés ou tronqués, qui circonscrivent le sujet plutôt que de l'aborder de plain-pied. Qu'y trouve-t-on ? Des articles, comme celui, fondateur, analysant des passages du journal de La Pérouse et d'autres navigateurs d'antan, des récits d'aventuriers partis à sa recherche ou des témoignages de seconde main racontant l'étrange folie de voyageurs cherchant à y retourner. Des nouvelles et même un court roman, Le Nombril du monde, racontent des expéditions effectuées à diverses époques, ou l'étrange entretien qu'a Dumont d'Urville dans un train, avec un mystérieux personnage qui lui rappelle dans quelles épiques circonstances il ramena la Victoire de Samothrace et… ce qu'il advint des bras ! Le récit de la rencontre d'un neurologue avec une artiste autiste, Vrilya Hrönir, dont les compositions modernes ne sont pas sans danger pour l'esprit, ressortit davantage à la science-fiction, alors que la nouvelle montrant des spécialistes de diverses disciplines invités à une soirée dans un manoir pour parler d'un sujet dont ils ignorent tout, par son atmosphère pesante, est plus proche des ambiances fantastiques. Ici, on glose sur la maladie du nomédiaque, paranoïa qui pousse les chercheurs obsédés par la quête de la Nomédie à inventer une réalité différente, là on analyse les subtilités des langues nomédiennes et la philosophie qui les sous-tend, ailleurs ce sont la crypto-ethnologie, autour du Rêve de Bachelard et de la cosmogonie des aborigènes d'Australie, et le principe d'incertitude qui sont invoqués pour donner, couche après couche, toujours plus de réalité à ce continent.

Il ne convient pas de donner ici une image trop précise de la Nomédie telle qu'elle se révèle au lecteur. Tout au plus peut-on affirmer que ce continent a tendance à apparaître et disparaître au gré des époques, selon des mécanismes qui permettent de glisser dans un écrit un schéma emprunté à l'astrophysicien Jean-Pierrre Luminet. Le contour de ses côtes risque également de réserver quelques surprises. Ses habitants, aux mœurs parfois difficilement compréhensibles, mais qui rappellent à bien des égards ceux des Polynésiens, auraient également des pouvoirs proches de la téléportation, de la télépathie ou du contrôle mental sur autrui. S'ils tiennent à vivre à l'écart du reste du monde, trop matérialiste, ils auraient pourtant eu des contacts avec les grands esprits de chaque époque, et il ne faut pas chercher plus loin l'origine de quelque chef-d'œuvre de l'art…

Ce qui flatte surtout l'esprit, c'est l'impressionnante érudition et les incessantes références qui donnent à l'ensemble la patine de la réalité. L'ombre du Borgès de « Tlon üüqbar Orbis Tertius » plane sur cet imposant ouvrage ; une citation de l'auteur de Fictions ouvre d'ailleurs cette anthologie. L'ensemble des textes se lit comme une passionnante enquête qu'on déchiffre patiemment, à mi-chemin entre le polar et le récit d'exploration et de voyage, mais tous les autres parfums de la littérature sont également présents. Bien entendu, cette aventure en tous points exceptionnelle ne sera jamais un best-seller, car s'adressant avant tout aux esprits cultivés et brassant un grand nombre de domaines et de disciplines. Ceux qui s'attendent à lire l'exploration d'un continent perdu identique à celui de Conan Doyle passeront à côté d'un chef-d'œuvre, même si quelques nouvelles proches de leurs attentes les satisferont malgré tout.

Une telle entreprise n'aurait pas été possible sans un courageux capitaine, Alfred Boudry, auteur de quinze textes, et un fidèle lieutenant, Marc Vassart, qui en signe quatre, d'ailleurs aisément identifiables par les thèmes qu'il traite et les lieux de l'intrigue, qui rappellent ses autres romans. Mais le capitaine tient à préciser dans une postface qu'il ne maintient aucun cap mais cherche un ailleurs, un là-bas où rêver en paix, « un lieu où nul ne détiendra la vérité et où la seule richesse sera l'imagination ». Cette générosité n'est pas que de convenance puisque tout le monde peut y participer, en se rendant sur , où se trouvent des inédits et où il est possible, en suivant les très simples règles de base, d'apporter sa contribution pour un éventuel deuxième tome. On ne saurait rêver plus belle expédition littéraire que celle où le lecteur peut embarquer.

Claude ECKEN

Ça vient de paraître

La Maison des Jeux, l'intégrale

Le dernier Bifrost

Bifrost n° 116
PayPlug