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Les critiques de Bifrost

La Bohême et l'ivraie

AYERDHAL
AU DIABLE VAUVERT
700pp - 20,00 €

Critique parue en avril 2025 dans Bifrost n° 118

Dans un futur lointain, l’humanité a essaimé à travers la Galaxie et développé une civilisation stable et prospère. Dans un tel cadre, les voix dissonantes sont rares, et se cristallisent pour l’essentiel autour de la Bohême, un mouvement informel qui réunit ce que la société compte d’adolescents contestataires et turbulents, s’amusant un temps à défier le pouvoir en place et les bonnes mœurs avant de sagement réintégrer leur place au sein de la communauté.

Jusqu’à l’apparition d’Ylvain, un jeune kineïre, un artiste capable de projeter directement dans l’esprit de son auditoire ses propres images mentales. Expulsé de l’école où il développait ses talents, Ylvain va, presque malgré lui, devenir l’étendard d’un mouvement de rébellion et faire vaciller le pouvoir politique en place.

En 1990, la parution en quatre tomes de La Bohême et l’Ivraie dans la désormais mythique collection « Anticipation » du Fleuve Noir va faire l’effet d’une gifle rafraîchissante. Cela faisait alors quelques années que la collection s’était émancipée des vieilles carnes auxquelles son nom était resté longtemps attaché, et qu’une nouvelle génération d’auteurs, menée par Roland C. Wagner, Michel Pagel, Claude Ecken et quelques autres, y avait pris ses quartiers. Malgré tout, rien n’avait préparé le lecteur au choc qu’allait être ce premier roman signé d’un énigmatique pseudonyme et qui disait une chose : non, cette science-fiction- n’est pas réservée aux anglo-saxons.

Sur la forme tout d’abord, un roman de plus de 700 pages, tronçonné en quatre volumes pour satisfaire aux exigences de la collection, le genre de pavé qu’aucun autre éditeur n’aurait accepté, surtout signé d’un auteur français inconnu — et de fait, le manuscrit d’Ayerdhal essuya un certain nombre de refus, de Robert Laffont à Denoël.

Sur le fond, La Bohême et l’Ivraie est un space opera qui mêle contestation politique et création artistique, et doit beaucoup, dans son approche narrative, au Dune de Frank Herbert — la grande inspiration de l’auteur. Les dialogues entre les différents protagonistes tiennent un rôle privilégié pour faire progresser l’intrigue, et Ayerdhal affiche d’emblée une maîtrise impressionnante en la matière. Il s’agit d’ailleurs davantage de joutes verbales que de simples échanges, d’où sortiront à chaque fois un vainqueur et un vaincu. Sur la longueur, le procédé finit par devenir répétitif, tant il est systématique, mais il offre néanmoins quelques fort beaux moments.

Du point de vue du propos politique, la rébellion que mènent Ylvain et ses compagnons, ses compagnes, surtout, apparaît dans un premier temps comme une simple contestation de l’ordre établi, une révolte adolescente sans autre fondement que la volonté de ne pas se conformer à un modèle préformaté. Il faudra la mise en place par les autorités d’une répression disproportionnée, et surtout la révélation de la véritable menace qui pèse sur cette jeunesse frondeuse, pour que les aspects politiques et dramatiques du roman prennent toute leur ampleur.

Avec le recul, il n’est pas totalement hors de propos de considérer La Bohême et l’Ivraie  comme  le  porte-étendard de cette nouvelle génération d’écrivains de SF français qui faisait alors son apparition dans le milieu — une génération appelée à le secouer dans les années suivantes —, et d’identifier la lutte de ces auteurs pour s’imposer dans un domaine éditorial frileux vieillissant à celle des Bohêmes. Il est surtout réjouissant de constater que 35 ans après sa première parution, et malgré tout un tas d’imperfections — l’auteur peine parfois à maintenir le rythme d’un récit qui s’égare souvent dans des atermoiements amoureux risibles — ce roman procure toujours le même plaisir de lecture. Outrancier et généreux, révolté et romantique, naïf et passionnel, toute l’œuvre à venir d’Ayerdhal est déjà dans La Bohême et l’Ivraie.

 

 

Philippe BOULIER

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