Né en 1930, Ballard publiait à 54 ans son premier roman de littérature générale, aux allures d’autobiographie, quand bien même était-elle un brin fantasmée : Empire du soleil.
Désireux de revenir une nouvelle fois sur ses pas et conforté par le succès de sa première tentative — roman devenu best seller et porté à l’écran par Steven Spielberg —, il poursuivait quelques années plus tard dans cette veine avec ce que d’aucuns considèrent comme la suite directe du précédent : La Bonté des femmes.
Publié en 1991, traduit chez Fayard l’année suivante, le présent roman « mord » sur son prédécesseur, ne commençant pas là où s’arrêtait l’histoire du petit Jim — « petit garçon anglais, possédant une bicyclette et une imagination débordante » — à la fin du premier volet de ses « aventures », mais revenant sur ses années chinoises et, surtout, sa détention au camp de Longhua. Ce afin de couvrir l’intégralité de son existence, et non uniquement la partie postérieure à 1946. Les premiers chapitres reprennent par conséquent, ou plutôt synthétisent, ce que nous avions pu lire dans Empire du soleil. Passé le cap de cette introduction destinée à nous faire comprendre qu’il serait « toujours hanté par des événements du temps de guerre » et qu’il passerait sa vie « à essayer de mettre un peu d’ordre dans tout ça », nous retrouvons Jim, l’alter ego de Ballard, à son retour en Angleterre — « ce petit pays gris où le soleil se montrait rarement par-dessus les toits » — ; ce pays où il ne se sentira jamais tout à fait à sa place. Son épouse ne lui dira-t-elle pas, plus tard dans le roman : « Ça fait dix-huit ans que tu es en Angleterre et on dirait toujours que tu viens de descendre par erreur du mauvais train » ?!
Il se lance d’abord dans des études de médecine rapidement interrompues — « J’avais quitté Cambridge au bout de deux ans, totalement guéri du besoin de devenir médecin. » Puis il se tourne vers la RAF, avant de trouver sa voie dans le journalisme, devenant rédacteur en chef adjoint d’une revue scientifique, et le romanesque ; après avoir suivi le conseil suivant, prodigué par l’un de ses proches : « Ernst, Dali, le Facteur Cheval… voilà ton véritable programme universitaire. (…) Cramponne-toi à ton imagination, même si elle est un peu effrayante. » Il commence à se reconstruire grâce à son épouse Miriam — « De bien des façons, elle m’avait recréé. Je lui devais tout, mes enfants, la publication de mes premiers livres, mon regain de foi dans le monde » —, mais celle-ci décède lors d’un séjour en Espagne, « tombée par une des fenêtres du temps et de l’espace », le laissant seul avec ses trois enfants. Il passera tout le reste de son existence à tenter de recoller les morceaux, à chercher l’équilibre, se préparant dans le même temps à « cette Troisième Guerre mondiale qui avait déjà commencé à Nagasaki et Hiroshima et dont les premiers épisodes étaient la crise de Berlin et la guerre de Corée. » Le malaise transparaît jusque dans son activité artistique, notamment lorsqu’il organise une exposition de voitures accidentées : « elle résumait une importante partie de mes obsessions de l’époque et annonçait clairement l’accident qui faillit me coûter la vie trois mois plus tard », concède-t-il. Et pour lui, « plus rien n’a d’importance. Jackie Kennedy, le Vietnam, les vols dans la Lune — ce ne sont ni plus ni moins que des spots publicitaires à la télé. »
Ballard finira par écrire : « La guerre avait différé ma propre enfance, que j’avais redécouverte bien des années plus tard, en compagnie d’Henry, Alice et Lucy. L’ère des stratagèmes désespérés était révolue, les accidents de voiture et les hallucinogènes, les déviations sexuelles pillées comme une bibliothèque de métaphores extrémistes. Miriam et tous les morts assassinés d’une guerre mondiale avaient trouvé la paix. »
La boucle sera si on peut dire bouclée lorsque Spielberg fera de son roman, de son histoire, un film réussi et à succès : « le film avait joué pour moi un autre rôle, plus profond — en voyant sa géniale recréation de Shanghai, je m’étais senti totalement purgé ; c’était le dernier acte d’une profonde catharsis qui s’était prolongée sur plusieurs décennies. Toute la puissance du cinéma moderne s’était trouvée mobilisée pour cet exercice thérapeutique. L’énigme s’était enfin dénouée. »
La boucle sera même doublement bouclée puisque Jim se verra offrir, grâce à un séjour aux Etats-Unis lié à la promotion du film, des retrouvailles avec Olga, sa nurse russe, qui, à soixante-cinq ans, et contre toute attente, s’offrira à lui…
La Bonté des femmes, qui raconte la vie d’un homme à travers le prisme de toutes celles qui ont compté pour lui, et à travers elle la vie de l’auteur à peine déguisée, demeure le roman de Ballard le plus sensuel, chaleureux et attachant — tout en étant aussi un des plus méconnus —, nous offrant au bout du compte toutes les clés d’une œuvre cryptée et néanmoins accessible. Pour une fois, Ballard a fendu l’armure, laissé tomber le masque, il n’en paraît que plus humain.