Connexion

Les critiques de Bifrost

La brèche

La brèche

Christophe LAMBERT
POCKET
352pp - 8,30 €

Bifrost n° 38

Critique parue en avril 2005 dans Bifrost n° 38

Demain, dans cinquante ans : l'armée US invente le voyage vers le passé. Sous tutelle et avec l'accord de cette dernière, un Network privé décide d'utiliser cette formidable découverte pour donner une dimension nouvelle à la télé-réalité : envoyer des reporters filmer en direct les grands faits historiques, de préférence ceux dotés d'une aura mythique. La technologie ayant ses limites, il s'avère impossible de remonter au-delà d'un siècle et des poussières. Qu'à cela ne tienne : des événements comme la mort de Marylin ou l'assassinat de JFK font des audiences record… Des audiences record, certes, mais en baisse. C'est alors qu'un des créatifs de la chaîne à une idée susceptible de faire exploser l'audimat : filmer le débarquement de Normandie, le fameux « D » Day. Une fois trouvés les deux candidats au suicide acceptant de retourner le 6 juin 1944 pour filmer l'événement (un reporter belle gueule en pleine dépression suite à la mort de sa femme et un spécialiste des reconstitutions historiques miné par l'échec de son mariage), tout est mis en œuvre pour le grand show : un direct de trois heures sur l'une des plus grandes boucheries de l'histoire de l'humanité. La règle d'or est toujours la même : interdiction aux visiteurs du futur d'intervenir dans le déroulement des événements, de quelque manière que ce soit… Evidemment, tout ça va copieusement merder, et en direct bien sûr…

On le sait depuis un moment (probablement depuis Petit frère, roman sorti en 2003 chez Mango) : Christophe Lambert est l'un des tous meilleurs écrivains de S-F jeunesse. Auteur prolifique (à 35 ans, il a déjà publié une vingtaines d'ouvrages — dont cinq dans l'excellente collection jeunesse « Autres mondes » des éditions Mango), ses bouquins nous ont maintes fois prouvé le caractère efficace de son style et de la construction de ses intrigues, le tout sous-tendu par un goût marqué pour les questions d'ordre sociétal. D'où le double intérêt de ses romans jeunesse qui, généralement, se lisent non seulement d'une traite mais soulèvent bien souvent des questions fondamentales quant à notre devenir. Bref, un auteur qui maîtrise sa technique et a parfaitement compris les potentialités du genre dans lequel il l'exerce, la science-fiction bien sûr… Reste qu'on attend Christophe Lambert au coin du bois de la littérature adulte depuis un moment, loin des contingences de format et de style propres aux livres destinés aux plus jeunes.

Ainsi, après une première tentative en 2000 dans la collection « Quark noir » des éditions Flammarion avec Les Étoiles meurent aussi — essai sympathique mais un peu creux —, voici que les éditions Fleuve Noir nous proposent avec La Brèche un nouveau Christophe Lambert « adulte », et en grand format s'il vous plaît.

Les livres de Lambert ont ceci de remarquable qu'ils sont d'une grande évocation visuelle. Premier constat : La Brèche ne déroge pas à cette marque de fabrique. L'écriture est épurée, simple, percutante, les dialogues tout ce qu'il y a de crédible, ce qui n'est déjà pas si courant. Idem pour la rythme et l'intrigue. Le livre est charpenté autour d'une multitude de points de vus développés en chapitres extrêmement courts, une construction qu'on retrouve dans nombre des romans jeunesse de l'auteur et qui n'est pas sans évoquer celle d'un scénario de long-métrage. Le résultat est d'une redoutable efficacité, même s'il a parfois un côté un peu « facile » et systématique et que, dans le tourbillon des événements, l'épaisseur de certains des protagonistes en prend un coup. On aurait probablement aimé que Lambert développe un tantinet çà et là, mais le résultat est d'une nervosité narrative sans faille. Autre constat : la documentation et l'intégration de cette dernière dans le corps du récit est d'une maîtrise incontestable. Lambert a potassé, ça ne se voit pas mais ça se sent, ce qui est d'autant plus agréable — les scènes liées au Débarquement sont notamment d'un réalisme et d'une âpreté saisissante. Enfin, ultime remarque : comme dans tous les meilleurs ouvrages de notre auteur, La Brèche ne se contente pas d'être un livre de pur divertissement et développe à loisir son lot de questions sociétales de fond : ici bien sûr les enjeux de la télé-réalité et le droit à l'information.

Si dans La Brèche Christophe Lambert ne s'est pas totalement affranchi de ses « tics » d'auteur jeunesse, il n'en livre pas moins un excellent bouquin de S-F, nerveux, pas prétentieux pour deux ronds mais passionnant et intelligent. On savait Lambert un écrivain de S-F jeunesse remarquable. On le découvre ici remarquable tout court et c'est tant mieux : la science-fiction française ne peut que se féliciter de compter dans ses rangs un tel faiseur.

Olivier GIRARD

Ça vient de paraître

Le Laboratoire de l'imaginaire

Le dernier Bifrost

Bifrost n° 116
PayPlug