Pierre JOURDE
L'ESPRIT DES PÉNINSULES
260pp - 20,20 €
Critique parue en juillet 2008 dans Bifrost n° 51
Pierre Jourde ne fait rien comme tout le monde. Après le célinien Festins secrets, le nervalien L’Heure et l’ombre, Voici le bruegelien La Cantatrice avariée. Un roman aussi grotesque et inquiétant que le laisse supposer son très respectable patronage, peuplé de créatures hybrides, de situations absurdes et de personnages délavés, le tout brossé d’une plume flamboyante, tour à tour lyrique ou douloureusement concise. Il faut se plonger dans l’univers décadent d’un tableau de Bruegel pour comprendre où Jourde veut en venir : partout, des gens, des villageois rougeauds, grossiers, avinés, lubriques. Certains mangent, d’autres chient. Sous le couvert d’une scène de la vie quotidienne au milieu du XVIe siècle, le peintre nous offre une belle satire de l’humanité dans tout ce qu’elle a de plus abjecte. Mais cette abjection n’est pas dénuée d’une certaine grâce, loin s’en faut. Bref, devant un mélange aussi paradoxal, on est tour à tour stupéfait, estomaqué, choqué, mais essentiellement convaincu. Plus apte à manier le crayon que le pinceau, Pierre Jourde fonctionne de la même manière. Avec son titre tordu, La Cantatrice avariée pourrait faire penser à Ionesco, mais les ressemblances s’arrêtent là (l’un des personnages entend un orchestre dans sa tête, orchestre dont les mouvements accompagnent le texte dans sa structure la plus intime), et si l’absurde est présent du début à la fin, c’est d’un absurde péniblement réaliste qu’il s’agit. Alors quoi ? Beckett, Kafka, Borges ? Oui, sans doute, ceux-là et quelques autres… Mais du Pierre Jourde, essentiellement du Pierre Jourde, encore et toujours du Pierre Jourde. Méchant, drôle, angoissant, vachard, rentre-dedans, La Cantatrice avariée rompt avec la poésie contemplative de L’Heure et l’ombre et, tel Saint Thomas dans le célèbre tableau du Caravage, plonge ses doigts dans les plaies du Christ. Car si Jésus est cruellement absent du roman, le concept de divinité, lui, tourne en boucle et revient à chaque coup. Nous suivons les aventures de Bada et Bolo, deux voyous à la petite semaine, placés par hasard à la tête d’une secte décatie dans les environs de Clermont-Ferrand. L’ordre des frères du dernier jour va mal. Désertion progressive des fidèles, mystérieuse disparition du gourou (dont on murmure qu’il chante désormais dans les casinos de Monte-Carlo) et pourriture générale du château squatté, autant de sinistres présages qui décident Bada et Bolo à passer à l’action. Ce qu’il faut, c’est des fidèles. Ce qu’il faut, c’est relancer la foi. Peu importe la façon dont on procède, même si ça saigne, c’est pour la bonne cause.
Sur ce scénario a priori excitant, Pierre Jourde brode un roman aussi drôle qu’épouvantable, mais s’éloigne très vite de l’action linéaire pour se projeter sur le long terme, et raconter parallèlement la vie de Bada et Bolo après leur séparation et après la désagrégation complète de la secte. Au final, le résultat est assez bancal, et on sent que Pierre Jourde lui-même ne sait pas vraiment où il va. Ponctué çà et là de trouvailles géniales (comme la mère de Bada, gluante d’amour pour son grand dadais de fils, et dont le corps refuse ostensiblement de mourir, même après avoir été écrasé par un 38 tonnes, à tel point que ça finit par intéresser les scientifiques), le roman oscille entre journal de campagne, plongée vertigineuse dans le paysage intérieur de deux malades comme on en rencontre peu en littérature, et satire féroce de l’espèce humaine en général, le tout sous un ciel sombre, charbonneux et menaçant (du Bruegel, on vous dit). Lors d’une interview récente, Pierre Jourde se dit conscient de dérouter le lecteur. C’était le cas avec L’Heure et l’ombre, ça l’est moins avec La Cantatrice avariée, dont la lenteur générale et l’absence de direction claire finissent par ennuyer plus qu’autre chose. Un détail, quand on connaît la sidérante maîtrise stylistique de Jourde et sa capacité à nous entraîner dans des situations tordues dont on se défait avec beaucoup de mal. Et malgré ses défauts, La Cantarice avariée est un modèle de lecture horrifique. L’horreur comme l’écrit Flaubert. Tragique, stupide, drôle, sale, humaine, quoi.