Après avoir réédité entre autres Jacques Spitz, Henri Duvernois, David Keller, Régis Messac ou encore Alfred Louis Franklin, bref tout un pan de science-fiction à l’ancienne (fin du XIXe siècle/début du XXe), les éditions de l’Arbre Vengeur ressortent d’une bibliothèque qu’on imagine poussiéreuse un roman de Marc Wersinger, La Chute dans le néant. En effet, initialement publié au Pré aux Clercs en 1947, ce livre avait fait l’objet d’une réédition dans la collection « Ailleurs & Demain classiques » (rien que ça !) en 1972, et depuis… plus rien. Comment expliquer qu’il n’ait plus été réédité depuis presque quarante ans ? Certes, on sait très peu de choses sur l’auteur, dont il semble qu’il s’agisse du seul roman, mais c’est tout de même un mystère insoluble qui se pose au lecteur. Car il faut bien le reconnaître, ce roman est un petit bijou, un de ces livres qui n’ont pas vieilli, même si bien sûr la progression des connaissances scientifiques rendent son propos parfois peu crédible, et qui avait donc injustement disparu.
Un jour, Robert Murier, jeune ingénieur, souffre d’un malaise en pleine rue. A son réveil, il s’aperçoit qu’il peut agrandir à volonté ses membres. De découverte en découverte, il apprend à se téléporter d’un endroit à l’autre — même s’il ne maîtrise pas toujours sa trajectoire —, puis à manipuler à distance des objets via des facultés de télékinésie. Par amour pour une femme, il entreprend alors une carrière rémunératrice de magicien. Mal lui prend d’utiliser son pouvoir à des fins aussi futiles : un hindou lui promet des lendemains qui déchantent, et en effet, ceux-ci ne tardent pas à survenir tandis qu’il commence à perdre l’emprise sur ses capacités hors du commun. Débute alors une lente descente aux enfers, parsemée de morts violentes, puis une diminution corporelle de Robert Murier qui le conduira vers le néant.
A la lecture de La Chute dans le néant, on pense bien sûr à Herbert George Wells et son homme invisible, également doué d’un pouvoir étonnant, et qui finit par devenir l’ennemi public numéro un (même si le protagoniste de Wersinger subit plus qu’il ne provoque). On pense aussi forcément à Richard Matheson dans la dernière partie (L’Homme qui rétrécit étant postérieur au livre de Wersinger et, selon Pierre Versins, bien inférieur à celui-ci d’un point de vue conjectural), et à d’autres auteurs, tel Jacques Spitz. Mais ce roman trouve sans peine sa propre voix, un mélange original de sense of wonder initial, à mesure que Murier découvre et développe ses talents, d’horreur pure par la suite quand les morts se succèdent, et d’aventures échevelées enfin, quand s’amorce l’évolution physique. Emerveillement, puis déchéance, puis enfin acceptation par Murier de son statut de monstruosité : l’itinéraire s’impose doucement, naturellement au lecteur. Avec, en pierre angulaire, la faculté qu’a l’ingénieur d’analyser tout ce qui lui arrive ; aux sentiments que sa propre condition lui inspire font écho ses capacités de raisonnement jamais démenties, et le livre gagne alors en crédibilité. Certes, certains aspects de cette trajectoire humaine singulière peinent à convaincre (l’explication fournie quant à la faculté du protagoniste à continuer à réfléchir même quand sa masse cérébrale diminue drastiquement est pour le moins légère, de même que la longévité de ses sens), mais à part ces menus défauts, la description des événements et du décor — qui a grande importance compte tenu de ce qui arrive — est particulièrement réussie. Ajoutez à cela un style élégant qui n’a absolument pas vieilli, et vous comprendrez que cette réédition est une nouvelle réussite à mettre au crédit de l’Arbre vengeur, et l’absence de ce roman du paysage éditorial depuis près de quarante ans une aberration heureusement enfin réparée.