Présentant Beren et Lúthien, Christopher Tolkien expliquait que ce serait le dernier livre qu’il consacrerait à l’œuvre de son père. Mais La Chute de Gondolin fait mentir cette prédiction — et c’est à un livre du même type, qui rassemble les divers états d’une même histoire, que nous avons à faire. L’édition française, là encore, a fait le choix de reprendre les traductions antérieures (Daniel Lauzon se chargeant du commentaire), mais nous échappons cette fois aux vers français maladroits du « Lai de Leithian » (ouf).
Or ce conte est d’une grande importance dans le légendaire tolkiénien : non seulement est-ce un des trois grands récits du Premier Âge, avec Beren et Lúthien et Les Enfants de Húrin, mais c’est aussi l’origine de tout cela, car le conte de Tuor est le premier à avoir été écrit par l’auteur, vers 1916-1917, alors qu’il se remettait de son expérience dans les tranchées, qui a pu l’inspirer.
Ce « conte perdu » narre comment Ulmo, seul parmi les Valar à avoir conservé sa sympathie pour les elfes, mande un homme, Tuor, pour qu’il se rende dans la cité cachée de Gondolin, où Turgon règne sur les Noldor, dissimulés aux yeux de Morgoth. Tuor presse le roi d’agir : les elfes doivent sortir de Gondolin et se battre – sans quoi la cité tombera. Mais Turgon refuse d’écouter Tuor, et une trahison précipite la destruction de Gondolin ; rares sont ceux qui survivent à la terrible bataille, mais les exilés de Gondolin, tout elfes qu’ils soient, se rallient à la bannière de Tuor, qui a épousé l’une des leurs ; leur fils est Eärendel, le semi-elfe qui obtiendra des Valar qu’ils viennent au secours de la Terre du Milieu – avant de veiller dans les cieux sur la captivité de Morgoth, jusqu’à ce que l’ultime prophétie de Mandos se réalise.
Le conte, dans son style archaïsant, est un texte ample et épique, où le récit de la bataille occupe une place importante. Mais il constitue la seule version achevée de cette histoire. Par la suite, le perfectionniste Tolkien y est revenu, mais au travers de récits plus laconiques et fragmentaires. Cependant, après avoir achevé Le Seigneur des Anneaux, il entreprend de réécrire son conte séminal – mais, déprimé, il ne mènera pas ce projet à terme : la « dernière version » est donc celle des Contes et légendes inachevés, récit qui s’interrompt au moment où Tuor contemple pour la première fois Gondolin – sa vie dans la cité cachée n’est donc pas abordée, et la bataille pas davantage. Ce fragment souligne par défaut une nouvelle approche, où ce qui compte est le voyage – et le récit, sur un rythme posé, abonde en belles descriptions d’un Beleriand semi désert.
Le récit a beaucoup évolué, et Christopher Tolkien en livre un commentaire qui passionnera les amateurs d’exégèse ; demeure que ce livre ne se lit pas comme, mettons, Les Enfants de Húrin. Mais il a sa beauté propre – dans la furie grandiose de la bataille, comme dans la vague mélancolie qui saisit le voyageur en Terre du Milieu, accompagnant Tuor, le premier des hommes à contempler la mer…
Et Christopher Tolkien boucle la boucle : après le commentaire, il compile d’autres fragments, portant sur les exploits d’Eärendel, et le rôle qu’il jouera à la fin des temps. Ce qui est pertinent : ce conte n’a finalement jamais donné lieu à un récit ample et spécifique – mais on ressent combien il comptait pour l’auteur, autant que le conte de Tuor qui en constituait le prologue.
L’entreprise du légendaire tolkiénien est unique – et La Chute de Gondolin en est une confirmation en forme d’apothéose. Un ouvrage fascinant – même si sa part inédite est limitée, et si sa forme particulière ne parlera pas à tous les lecteurs.