La publication de La Chute de la Ville Principale offre l’occasion de découvrir un pan quasi inconnu de l’Imaginaire soviétique. Les cinq nouvelles formant ce recueil étaient jusqu’alors inédites en français, mise à part « Le Conte d’Ak et l’humanité » (in anthologie de SF soviétique Les Premiers Feux, Lingva, 2015). Ces textes sont l’œuvre d’Efim Zozoulia (1891-1941), l’un des « oubliés de la littérature russophone » ainsi que l’écrit la traductrice Emma Lavigne en préface. Zozoulia, après avoir entamé à la veille de la Première Guerre mondiale une carrière d’écrivain et journaliste dans son Ukraine natale, continua celle-ci en Russie une fois passée la révolution d’Octobre. Comme nombre d’auteurs soviétiques, Zozoulia mena dès lors une carrière évoluant entre affirmation (déclinante) de sa liberté créatrice et compromission (croissante) avec le régime communiste. Après avoir écrit dans une revue satirique bientôt interdite par les Bolcheviques, Zozoulia devait ensuite participer à une « compilation des meilleurs chants à la gloire de Staline », puis prendre part en 1929 à la campagne menée en URSS contre Zamiatine, l’auteur de Nous (cf. Bifrost n° 87). Échappant peut-être de la sorte aux purges staliniennes, Zozoulia ne survécut en revanche pas au siège de Moscou durant la Seconde Guerre mondiale.
Tous écrits entre 1918 et 1919, les cinq récits de La Chute de la Ville Principale dessinent la trajectoire esthétique et idéologique à venir de Zozoulia… Si les quatre premiers d’entre eux manifestent son adhésion au socialisme, ils témoignent par ailleurs d’une réflexion ironique sur l’autocratie, semblant annoncer le totalitarisme soviétique. Quant aux convictions marxistes de Zozoulia, elles apparaissent clairement dans le texte-titre et « Le Mobilier humain ». Adoptant comme les autres textes la tonalité du conte, « La Chute de la Ville Principale » dénonce sur un mode dystopique l’aliénation capitaliste et la lutte des classes devant inexorablement en découler. S’imposant comme le plus réussi des textes du volume, ce récit science-fictionnel a de séduisantes allures de miniature « miévillienne », évoquant notamment Perdido Street Station et sa topographie subversive. Relevant plutôt du conte cruel, « Le Mobilier humain » décline de manière horrifique et sarcastique le motif marxiste de la réification de l’individu. Zozoulia consacrera par la suite une étude à Swift dont on retrouve l’influence dans « L’Atelier de l’Amour de l’Humanité » et « Le Conte d’Ak et l’humanité ». Aussi brèves qu’incisives, ces deux fables spéculatives préfigurent de manière troublante la folie démiurgique ainsi que l’hyper-brutalité de l’entreprise totalitaire dont l’URSS sera bientôt le théâtre. L’acidité critique de ces textes est en revanche absente du « Gramophone des siècles ». Cette utopie située dans les années 1950 dépeint une Europe vivant sous l’heureuse emprise d’un socialisme à l’œuvre depuis des décennies. Celui-ci a atteint un degré de perfection tel que les maux sociaux comme politiques ne sont plus que de déplaisants souvenirs, fugitivement ravivés par un singulier gramophone. Étrange mélange d’inventivité science-fictionnelle et de naïveté propagandiste, ce texte conclusif du recueil peut se lire comme la triste préfiguration de la soumission de son auteur à la dictature stalinienne…