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              LIVRE DE POCHE
               816pp                -                8,90 €             
Critique parue en juillet 2025 dans Bifrost n° 119
Bien qu’elle soit la seule littérature à le faire, la science-fiction se rend peu à la fin des temps. Le futur lointain n’est que rarement visité, fut-ce sous forme de fantasy : Les Rives du Crépuscule de Michael Moorcock, Le Maître des ombres de Roger Zelazny, « La Terre mourante » de Jack Vance ou Le Soleil obscur de Philip José Farmer, etc. En pure SF, on pense au Monde vert de Brian W. Aldiss. L’idée de la fin des temps est bien sûr très présente chez Olaf Stapledon, et des romans tels que Tau Zéro de Poul Anderson ou Étoiles en perdition de Pierre Barbet vont y faire un tour. Cependant, les plus proches cousins du roman de Greg Bear sont La Cité et les Astres d’Arthur C. Clarke, Le Pays de la nuit de William Hope Hodgson, auquel il est fait clairement référence au détour d’une page, et La Ville sous globe d’Edmond Hamilton. Rien-là qui ne nous rajeunisse. Lorsqu’il entreprit ce roman, Greg Bear se dit-il peut-être qu’il était temps de remettre ce thème au goût du jour…
L’idée que l’on peut se faire de la fin des temps est un univers noir, sans lumière ni matière ni énergie, parcouru de rares photons et neutrinos oubliés. Lieu peu propice aux dé veloppements romanesques…
Le roman de Bear commence sur une double trame. La première, « Dix Zéro », se déroule à notre époque à Seattle durant l’Éclat, la très brève période de l’existence de l’univers où celui-ci est parcouru par la lumière des étoiles. La seconde, « Quatorze Zéro », prend place cent billions — ou cent mille milliards — d’années dans l’avenir. Bear imagine un univers différent de ce que nous proposent les théories cosmologiques les plus courantes. Un univers affranchi de la causalité.
Nous assistons alors à la quête de deux jeunes proto-couples, Jack et Ginny à notre époque, et Tiadba et Jebrassy au fond de l’avenir, qui sont accompagnés de divers personnages secondaires et traqués par les « méchants ». Le Chaos, personnifié en Typhon, est animé d’une volition malsaine. Il veut précipiter la fin des temps mais ne semble motivé que par la haine et le sadisme. Rien à voir avec l’implacable indifférence d’un phénomène naturel. Il a dévoré l’univers entier et seule la Kalpa, ultime cité de la Terre, résiste encore…
C’est là une SF qui a un fort relent de fantasy. À l’instar du personnage du Pays de la nuit, les protagonistes parcourent un monde et des temps de ruines et de folie. Ville de la fin des temps, la Kalpa fait référence à la mesure védique du temps dans l’hindouisme, mais le roman semble plutôt faire allusion à la fin du cycle de Brahma, 300 000 milliards d’années… et à une nouvelle création. Mnémosyne, mère des Muses, déesse de la mé- moire dans la mythologie grecque, créatrice des mots et du langage, est de la partie car le récit est une mise en abîme des livres, textes, des bibliothèques et de toute l’information dans le roman, qui se termine sur le premier vers de l’Évangile selon Saint Jean : « Au commencement était le verbe ». Dans cette cosmogonie particulière, les événements surgissent inopinément et l’Histoire se doit d’être constamment réécrite, réconciliée. Jack et Ginny sont des changeurs de destins, mais sous l’influence du Typhon les possibilités ne cessent de se restreindre…
La longue dernière partie s’intitule « Plus de Zéro », pouvant signifier aussi bien davantage que plus du tout, et Greg Bear y empile les mots comme s’il tenait à donner raison à Gérard Klein voyant dans la SF une littérature d’idées là où Pierre Stolze y voit une suite d’images métaphoriques. On peine à se représenter ce monde agonisant, de lueurs bleues et vertes, des empilements de cadavres plus vifs que morts, parcouru de hordes de chats, etc. Des mots qui sont là, comme piochés dans toutes les histoires du monde.
Sans aucun doute, le roman est intéressant à défaut d’être réussi. Greg Bear peine à évoquer pour nous la fin des temps, sa conception persiste à nous échapper. Surtout dans la dernière partie, la narration souffre comme ce monde mourant qu’il voudrait dépeindre — et nous avec. Faisant plus simple, ses prédécesseurs s’en sont finalement mieux sortis. Peut-être l’auteur a-t-il péché par excès d’ambition ?
Jean-Pierre LION