Thomas DAY
LE BÉLIAL'
264pp - 14,00 €
Critique parue en octobre 2020 dans Bifrost n° 100
Pour son dixième roman, Thomas Day s’attaque à l’autofiction romancée, suivant les traces de Francis Valéry, que son alter ego Gilles Dumay avait publié avec Le Talent assassiné. Ce livre est du reste dédié à Valéry, ainsi que l’éditeur Jacques Chambon, décédé peu de temps auparavant, et Ugo Bellagamba, dont La Cité du soleil trouve ici son contrepoint obscur. Car l’autofiction à la Thomas Day n’est pas un hymne à l’utopie, loin s’en faut. Pourtant, lorsque Thomas Daezzler décide de quitter la France pour la Thaïlande, c’est pour plusieurs raisons : oublier son passé, travailler pour la mystérieuse République Invisible, et trouver l’amour (pas nécessairement dans cet ordre). En guise d’amour, Thomas va vite obtenir un job de videur dans un bordel, tenu par un Américano-Mexicain qui protège les filles en leur offrant des conditions de vie et de travail plus dignes. Thomas va s’intégrer dans cet environnement, au point d’y trouver en partie ce qu’il était venu y chercher. Mais il ne doit pas y oublier son statut d’agent de la République Invisible, qui lui demande de noter tout ce qui se passe localement, comme un agent infiltré et dormant. On ne lui demande pas d’agir, mais de surveiller et communiquer ses informations pour la République, sorte de contre-pouvoir aux États aux motivations un peu trop obscures. Aussi, lorsque son patron lui confie rechercher son frère, disparu mystérieusement alors qu’il était sur la piste de la mythique Cité des Crânes, Thomas ne peut que noter, encore et toujours… mais, cette fois, il sent qu’il doit agir. Et partir lui aussi à la recherche de ce lieu mystérieux, où il espère trouver des réponses à ses questions.
On sait Thomas Day féru de culture asiatique. C’est peu dire que l’Asie de La Cité des crânes n’est pas un décor de pacotille : ici, la moindre odeur nous saute au nez, les décors et personnages, parfois brossés à coups de métaphores, sont criants de vérité… On connaît le talent de l’auteur pour nous immerger dans une autre culture, c’est depuis le début de sa carrière l’une de ses grandes forces. Toutefois, sur l’aspect autofictif, on sera bien en peine de démêler le vrai du faux. L’exercice très impudique de l’autofiction tourne alors au ludique/pudique, car la technique de Day est redoutable : on se dit souvent que, non, il n’a pas pu vivre ça, quand même, et l’auteur choisit alors pile le moment pour nous envoyer une anecdote qui rappelle des aspects plus connus de sa vie. Au bout du compte, peu importe que les événements décrits se soient réellement passés, l’autofiction joue le rôle d’une technique d’écriture qui permet à Day de confronter la Thaïlande du XXIe siècle à des croyances plus anciennes, parfois perçues au travers de drogues, pour aboutir à un kaléidoscope déroutant qui emprunte les mêmes chemins que l’Apocalypse Now de Coppola, l’immersion toujours plus profonde dans une jungle toxique, étouffante et déstabilisante – pour Daezzler comme pour le lecteur, tous deux conviés à un voyage halluciné confinant à l’expérience mystique, mais de celles qui, au lieu de nous ouvrir les portes du paradis, agissent comme un révélateur sur le but que chacun se fixe dans l’existence.
Une plongée en Orient, réaliste et sans concessions, d’une noirceur dont s’extraient quelques moments de grâce.