Premier roman de l’auteur publié en français, La Cité des permutants est toutefois le troisième en VO. Pourtant, il créa l’événement à l’époque (1996, chez Robert Laffont), car la poignée de nouvelles d’Egan parues en France avait montré à quel point, au sein de la jeune génération d’auteurs de SF, l’Australien était l’un des plus prometteurs. Il obtint d’ailleurs avec ce roman le John W. Campbell Memorial Award, et fut nominé au Philip K. Dick Award. À tout seigneur tout honneur, il eut de fait les honneurs de la mythique collection « Ailleurs & demain ».
Au milieu du XXIe siècle, il est désormais possible de créer des Copies de soi, à savoir des simulations informatiques criantes de vérité qui évoluent dans une imitation virtuelle de notre propre univers. Bien sûr, cette technologie coûteuse est surtout mise à la disposition des plus riches. En ce qui concerne les pauvres, s’ils sont en mesure de se payer une Copie, ils n’auront qu’un avatar dégradé, vivant moins vite car ne bénéficiant pas de la même puissance de calcul.
Deux fils d’intrigue se superposent. En 2050, Paul Durham, expert en simulation numérique, démarche les milliardaires habitués à se copier pour leur offrir ce qui leur manquait, le Graal ultime : rien moins que l’immortalité. Il contacte également Maria, une biologiste dont le passe-temps est le Cosmoplexe, une simulation digitale qui lui permet de créer des formes de vie basées sur d’autres lois que celles régissant notre univers. Situé en 2045, le second fil d’intrigue révèle peu à peu comment Durham a su faire évoluer la simulation numérique afin de proposer à terme la fameuse éternité aux milliardaires. Cette construction duale du roman permet à Egan de ménager un certain mystère sur la nature de la proposition de Durham : l’ingénieur a trouvé le moyen de s’affranchir du support matériel informatique ; la trame de l’univers telle qu’elle existe lui suffit pour lancer ses simulations. Concept révolutionnaire, pour le moins. Aucun cataclysme ne menacera jamais la pérennité de la solution.
Tout ceci est, comme d’habitude chez Egan, extrêmement documenté techniquement, même si l’auteur va parfois à l’encontre des idées reçues : son univers virtuel repose en effet sur des composants électroniques dont la puissance de calcul n’est pas infinie, aussi ne faut-il pas s’étonner qu’il soit plus lent que le monde réel.
Au-delà des aspects techniques très présents, ce roman est aussi l’occasion pour Egan de se lancer dans de formidables discussions philosophiques. Les Copies peuvent-elles accéder à la conscience ? La réponse de l’auteur est bien évidemment positive, et il va s’attacher à le démontrer, à travers un processus expérimental relativement rigoureux. Mais l’auteur ne s’arrête pas là : si les Copies accèdent à la conscience, cela modifie profondément la société, et celle-ci doit s’adapter à la nouvelle population. Tout ce qui a trait à l’identité doit évoluer (citoyenneté, droits de l’homme, etc.). Pourtant, s’il est un invariant dans l’univers, réel ou virtuel, c’est bien l’inégalité sociale : on sait Greg Egan très attaché aux droits de l’homme et il le démontre ici. Si Paul Durham tente de se faire financer par les plus riches, sa découverte sur l’inutilité du support physique la rend largement plus accessible que les anciens systèmes informatiques.
La Cité des permutants se veut avant tout un roman d’idées, marqué par des descriptions techniques pointues et d’intéressantes digressions philosophiques. Au final, il ne s’y passe pas grand-chose, même si on assiste au premier contact avec une race extraterrestre, ce qui, au passage, dit bien le jusqu’au-boutisme d’Egan quant au traitement systématique des implications de son idée de base. Mais cette absence de dramaturgie n’est pas rédhibitoire, loin de là : Egan préfère travailler sur les idées, de nouvelles façons d’envisager la science et la technique, et sur la suspension d’incrédulité qui en découle, laquelle génère à son tour dans l’esprit du lecteur des images vertigineuses.