En ce début de XXe siècle, trois nations se partagent le monde : la Britannie, le Grand Reich et la France. Les rumeurs de guerre vont bon train, Paris rayonne sans partage sur l'empire, les dirigeables géants sillonnent ses cieux nuit et jour et relient la Ville Lumière aux quatre coins du monde.
Le professeur Blumlein, chargé de cours à l'École normale supérieure, démocrate convaincu, membre éminent d'un certain nombre de cercles et clubs savants, inventeur de génie et amateur plus qu'éclairé d'archéologie et de cryptozoologie, vit douillettement rue du Faubourg Saint-Denis depuis son retour d'exil forcé suite à l'avènement de l'empereur Napoléon IV. Plus cérébral que physique, Blumlein n'a aucune attirance pour l'aventure et les grands espaces. Toutefois, quand cette dernière frappe à sa porte en la personne de son jeune protégé Joseph Plumet, porteur d'une nouvelle incroyable qui tend à faire penser qu'il existerait des dinosaures vivants au fin fond des jungles du Kongo, il ne peut lui résister. Et le voici qui s'embarque en quête du mythique Mokêlé m'bembé, voyage qui se révélera être bien autre chose qu'une simple étude naturaliste…
Ce qui frappe, à la lecture de La Cité entre les mondes, c'est son extraordinaire foisonnement thématique et le nombre considérable des genres auxquels il fait écho. Roman de science-fiction bien sûr, avec extraterrestres et artefacts futuristes, récit de voyage dans la tradition des grands romanciers de la seconde moitié du XIXe siècle, uchronie, steampunk, satire politique, policier et espionnage, quoi encore ?
Véritable roman syncrétique, riche de clins d'œil, où se mêlent avec justesse personnages historiques et de fiction, La Cité entre les mondes accumule les références. On pense bien évidemment aux Verne(s), Jules et Henri, à E. P Jacobs ou bien encore à Wells, mais la liste est loin d'être close. Et s'il convient une fois encore de parler de richesse des thèmes et des références, on peut de la même façon évoquer la profusion des outils narratifs utilisés par l'auteur. Extraits de coupures de presse et d'articles, journaux intimes, échanges épistolaires : Valéry fait profit de toute la palette des procédés du roman populaire. Et le résultat ne se fait pas attendre : on s'installe avec jubilation, comme chez soi, dans ce gros bouquin qu'on avale d'un trait.
Mais La Cité entre les mondes n'est pas qu'un bon, très bon roman d'aventures. Valéry est un auteur aux idées bien trempées qui ne se prive pas de dénoncer : la dédicace en ouverture à Patrice Lumumba est à ce titre sans équivoque. Voici, par exemple, ce que ressent son héros lorsque, pour la première fois, il découvre l'Afrique coloniale : « L'insouciance des jeunes gens le mettait quelque peu mal à l'aise. Là où eux ne voyaient que pittoresque et dépaysement, lui découvrait la misère et l'insupportable soumission de tout un peuple. […] Pourquoi ces gens ne se révoltaient-ils pas ? Pourquoi acceptaient-ils ce statut dégradant de « colonisés » ? De pas-tout-à-fait-hommes, en somme ? […] Leur haine — même rentrée — eut été bien plus facile à supporter que cette indifférence résignée, soumise, absolue, qui se dissimulait sous les sourires mais que Samuel, semblait-il, était seul à voir. Peut-être ne résidait-elle que dans son imagination ? Qu'avait-il à se faire pardonner pour ainsi fantasmer ? » (p.91). Et le lecteur de constater que tout le livre est ainsi sous-tendu d'un fort message personnel et humaniste…
On savait de Valéry qu'il pouvait se montrer remarquable nouvelliste (il faut absolument lire Les Voyageurs sans mémoire, magnifique recueil de dix nouvelles paru en mars 1997 chez Encrage), à son aise tant dans le fantastique qu'en science-fiction, qu'il s'agisse de space opera, de cyberpunk ou même de hard science. On le savait aussi éditeur et découvreur de talents (avec, notamment, la revue CyberDreams et la collection affiliée). On le découvre ici romancier habile et d'une grande intelligence, signant tout simplement avec La Cité entre les mondes le meilleur roman de science-fiction français vu depuis longtemps.