Glen COOK
L'ATALANTE
360pp - 18,50 €
Critique parue en décembre 1998 dans Bifrost n° 11
Au fil des années, L'Atalante s'est imposé comme un éditeur fiable, soucieux de la qualité de ses produits — que l'on peut quasiment acheter les yeux fermés — , mais aussi comme le plus audacieux du paysage éditorial tant en polar qu'en S-F et fantasy. D'Écran noir à Patience d'Imakulata, de La route de Mandalay à La captive du temps perdu, que du bon ! Seul Valerio Evangelisti semble récemment leur avoir échappé. Avec La Compagnie noire, Glenn Cook ne déroge pas à la règle.
En fantasy, on a jamais lu ça. L'unique comparaison qui me vient à l'esprit est le film La chair et le sang. Voilà une fantasy qui est aussi un roman noir, livré sous la forme peu usité des annales tenues par le toubib d'une compagnie d'affreux.
Ce n'est pas de la fantasy pour les gosses. C'est dur. Comme peut l'être un roman noir. Sans excès, tout en étant bien différent du Trône de Fer (voir plus loin) de George R. R. Martin, mais tout aussi humain. Cook n'affine pas plus la psychologie de ses personnages qu'il ne cisèle la nostalgie et le tragique ; c'est un authentique romancier noir. Il s'en tient aux faits avant tout. Cependant, les divers protagonistes ne sont pas sculptés dans le papier à cigarette ni ne manquent de substance. Ce sont des mercenaires et, comme tels, ils ne se posent pas trop de questions. Pas plus qu'il n'en faut. Ils ne sont pas le mal absolu si prisé en fantasy ; juste des salauds ordinaires. S'ils ne sont pas dénués de toute morale, elle ne les étouffe simplement pas. La compagnie respecte ses engagements, jusqu'à un certain point…
Ils sont au service de la Dame et de ses Dix Asservis : le camp du mal donc. Pourtant en face, dans le camp du bien, les choses ont l'air guère différentes. Et c'est cette situation où le bien vaut le mal, où les méthodes sont les mêmes de part et d'autres, qui noircit si bien le tableau ; la Rose Blanche comme la Dame n'aspirent qu'au pouvoir. Il faut le toubib d'une compagnie d'affreux pour promener ce regard cynique et acide sur un monde qui ressemble beaucoup au notre. Comme ses compagnons, il a depuis longtemps cessé de se bercer d'illusions sur lui et les autres. La vie n'est pas un fleuve tranquille ; elle les emporte et tous essaient tant bien que mal de garder la tête hors de l'eau.
Ce monde est dominé par la sorcellerie. Les sorciers les plus puissants règnent, les autres sont généraux ou simplement sous-officiers. La magie est opérative et fait fonction d'armes lourdes dans ce monde sans armes à feu. S'il fallait restituer cet univers dans l'histoire terrestre, on dirait l'époque de la Guerre de Cent Ans, après le déclin de la chevalerie. Mais la technologie n'a pas suivi — à cause de la sorcellerie ?
On suit la compagnie à travers ses pérégrinations, de campagnes en casernements, d'une opération à l'autre à travers ses principaux personnages : le toubib, le capitaine, le lieutenant Elmo, les sorciers Qu'Un Œil, Silence et Gobelin, Corbeau ou encore Volesprit, l'Asservi qui les a engagés.
Glenn Cook sort radicalement des sentiers battus de la fantasy. En l'écrivant à la manière d'un roman noir, il en pulvérise son trait le plus caractéristique : le manichéisme. De plus, il renforce son effet inquiétant, dérangeant. Impossible ici de s'identifier à un héros sans peur et sans reproche pourfendant le mal à grands coups d'estramaçon. C'est remarquable et ça mérite d'être lu.