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Les critiques de Bifrost

La Confession d'une âme fausse

Ilarie VORONCA, Thierry GILLYBOEUF
L'EVEILLEUR
106pp - 12,00 €

Critique parue en janvier 2019 dans Bifrost n° 93

Ilarie Voronca était une des figures de la communauté des artistes et intellectuels roumains exilés à Paris durant l’entre-deux-guerres – avec Eugène Ionesco, Tristan Tzara, Constantin Brancusi parmi tant d’autres. Voronca, poète avant tout, était associé aux avant-gardes artistiques, de ses compatriotes et au-delà, mais il a aussi composé des récits en prose, assez tardivement.

L’Éveilleur, au travers de ce petit volume, par ailleurs abondamment illustré de photographies et dessins d’époque du plus bel effet, en réédite pour la première fois trois exemples datés de 1942 : La Confession d’une âme fausse, donc, présenté comme un « court roman » (mais bon nombre de nouvelles publiées dans Bifrost s’avèrent plus longues), et deux très brefs contes en toute fin de volume, « Un peu d’ordre » et « Ma Chambre ».

L’auteur, dans sa langue d’adoption qu’est le français (et il a assurément une belle plume), y déploie un imaginaire oscillant entre fantastique, symbolisme, surréalisme, absurde, dada et toutes ces sortes de choses, pour un résultat finalement singulier, même s’il ne manque pas d’évoquer, comme l’avance l’éditeur, un Kafka (c’est tout particulièrement sensible dans «  Un peu d’ordre », avec son employé de bureau) ou encore un Boulgakov.

Dans La Confession d’une âme fausse, le narrateur, fatigué de son âme trop usée, consulte un chirurgien en mesure de la remplacer par une autre – celle d’un soldat tombé au front, et ce monde n’en manque pas, qui en est venu à compartimenter le temps en fonction des rares périodes de paix. Mais la cohabitation se passe mal : l’âme du soldat, déçue de son sort et de son recyclage, frustrée dans ses amours aussi, perturbe le quotidien mensonger du narrateur ; pas si mauvais bougre, ce dernier entend ramener cette âme à la paix pour qu’elle devienne bel et bien la sienne, à moins de trouver à procéder à un autre échange – ce qui implique tout d’abord une petite enquête afin de retrouver l’être aimé.

Ce très, très court « roman » ne manque pas d’atouts, parmi lesquels, outre une plume assez habile, on comptera au premier chef cette atmosphère d’étrangeté si caractéristique, qui se teinte d’un vague humour absurde renforçant la parenté avec Kafka, encore qu’il se double souvent ici d’une satire mordante, moins coutumière de l’écrivain tchèque. L’idée est belle, et produit de belles scènes, non exemptes d’une certaine mélancolie douce.

Ceci étant, la dimension proprement narrative de ce récit, l’œuvre d’un poète, et compagnon de route de l’avant-garde, accuse peut-être certaines limites, notamment en ce que le texte peut se montrer décousu, à mesure que l’on progresse : si la « poule noire » offre une digression étonnante, elle se rattache pleinement à l’histoire, et le chapitre du « photographe » ensuite raccroche les wagons ; on n’en dira peut-être pas autant de cet « éloge de l’ail » qui constitue l’intégralité du chapitre neuf, le huitième ayant déjà bifurqué vers les considérations culinaires – l’humour persiste, mais le traitement a quelque chose d’un peu trop désinvolte peut-être, dans son ambition de différence. Cela reste une lecture agréable et qui a beaucoup à offrir.

Des deux contes qui suivent, « Un peu d’ordre » est le plus séduisant – scène de bureau fantasmée, riche d’effets absurdes, d’une symbolique évidente mais pas moins juste. « Ma chambre » tient davantage du poème en prose, tout en images enchantées.

L’ensemble constitue un beau petit livre, et, sans aller jusqu’aux louanges superlatifs, on peut bien remercier L’Éveilleur pour cette redécouverte incongrue et d’autant plus séduisante.

Bertrand BONNET

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