Avec Inversion, son précédent roman, Brian Evenson avait déjà frappé très fort : une plongée en apnée dans l’inconscient torturé d’un jeune homme, un récit hypnotique, d’une maîtrise narrative étonnante, et qui laissait une empreinte durable dans la tête du lecteur. Brian Evenson récidive — et confirme toute l’étendue de son talent — dans ce nouveau roman : La Confrérie des mutilés.
Kline est un détective privé. Lors de sa précédente enquête — et suite à sa confrontation musclée avec « l’homme au hachoir » —, il s’est retrouvé amputé d’une main. L’affaire a d’ailleurs fait la une des journaux. Mais Kline se passerait bien de cette célébrité soudaine. Cloîtré dans son appartement, traumatisé par la perte de sa main droite, il n’aspire qu’à une seule chose : la tranquillité. C’est alors qu’il est contacté par deux individus étranges. Ils lui proposent d’enquêter sur un meurtre commis au sein de la secte à laquelle ils appartiennent. Kline refuse. Mais les deux hommes insistent, pénètrent chez lui par effraction et le kidnappent. Le trouble de Kline augmente encore lorsqu’il découvre que ses ravisseurs ont tous les deux subis des mutilations volontaires : amputations des mains, des oreilles, scarifications… Car pour eux, comme pour tous les membres de leur confrérie, l’automutilation est un acte sacré, une quête spirituelle, et à chaque nouvelle amputation correspond une progression dans la hiérarchie de la secte. Désormais prisonnier de cette communauté religieuse, et contraint d’élucider les circonstances exactes d’un assassinat aussi barbare qu’incompréhensible, Kline va tenter de survivre. En évitant, si possible, les coups de hachoir intempestifs…
La Confrérie des mutilés est un puzzle littéraire explosif qui commence comme un polar old school à la Dashiell Hammett — avec l’inévitable figure emblématique du détective privé — pour basculer ensuite vers un roman d’horreur à la Stephen King. Mais un roman d’horreur métaphysique, gore et tellement atroce qu’il en devient hilarant. Les dialogues qu’échangent les personnages – sans cesse décalés par rapport à l’action — ressemblent à ceux d’En attendant Godot de Beckett, et l’humour macabre fait penser à certains textes de Kafka (La Colonie pénitentiaire, La Métamorphose). Autant dire que le lecteur est secoué, et que la lecture de La Confrérie des mutilés n’a rien d’une promenade de santé. Mais le plus sidérant, c’est le talent avec lequel Brian Evenson parvient à fusionner et à transcender toutes ces influences, pour finalement écrire un roman unique, macabre, déjanté, et sans réel équivalent dans la littérature contemporaine. Avec Inversion, Evenson s’attaquait aux fonctions cérébrales de ses lecteurs à grands coups d’électrochocs et à l’aide d’un récit hallucinatoire. Avec La Confrérie des mutilés, il les découpe carrément en petites tranches. Bien sanglantes. Et tout ça dans un bel éclat de rire. Car on sent qu’il s’est beaucoup amusé à écrire cette histoire atroce où l’hémoglobine coule à flot. Mais si Evenson s’amuse — à la manière d’un gamin blagueur —, il n’en oublie pas pour autant d’être intelligent, voire dérangeant. Car La Confrérie des mutilés s’impose aussi comme une parabole implacable sur la folie humaine, sur les excès que les hommes sont capables de commettre pour échapper à la fatalité et à la mort. Ainsi Kline, qui, pour survivre à son séjour forcé au cœur de cette communauté religieuse, devra aussi s’amputer d’une bonne part de son humanité…
La Confrérie des mutilés s’avère donc plus accessible qu’Inversion. Le ton et le traitement sont très différents. Inversion était un récit clinique, cérébral. La Confrérie des mutilés se focalise d’abord et avant tout sur les corps, sur la chair. Et cette fois, Evenson a choisi de nous faire rire, même s’il s’agit d’un humour morbide (c’est le moins qu’on puisse dire !). Il le fait sans rien perdre de son ambition ni de son exigence littéraire. Et écrire un roman qui tient tout à la fois de la fable philosophique et du thriller gore frapadingue n’est pas donné à tout le monde. Décidemment, avec Brian Evenson, on va de surprise en surprise. Et s’il continue de nous assener des romans d’une telle force, d’une telle originalité, d’une telle qualité, voilà qui pourrait très vite le propulser au rang d’écrivain culte.